Marianne

/ 1. 1 0%
Marianne

Marianne

Laurence


1. 1

Notre environnement résonne du chant des oiseaux. Le cri du héron cendré en plein vol, le gazouillement du bruant des roseaux occasionnent un vague à l’âme que la simple pensée d’Annie vient dissiper. J’ai rencontré Annie au club d’échecs et elle est devenue ma maîtresse. Sous mon impulsion, son jeu s’enflamme d’un feu nouveau, ardent et volontaire. Le danger que représentent son mari et, dans une moindre proportion, ma femme Aida, attise mon désir pour elle. Le caractère impromptu de nos rencontres démultiplie mon plaisir. Pour la première fois, je n’ai plus besoin d’aller voir à droite et à gauche : Annie me comble. La former me stimule intellectuellement. La voir progresser me rend fier et sûr de moi. Le président du club d’échecs, qui a très vite reconnu mes talents et vanté mes mérites de champion, m’invite à manger chez lui tous les jeudis. Sans Aida. Il n’est pas question que ma femme démolisse mes soirées à coups de scènes de jalousie, de paroles déplacées et de mauvaise humeur.

Quant à Marianne, seules les trois injections de neuroleptiques quotidiennes parviennent à la calmer. Notre fille garde la chambre, elle y passe le plus clair de son temps à lire et à regarder la télévision. Je la surprends parfois qui rêvasse. Elle contemple à travers la fenêtre le saule pleureur, parapluie de verdure dont les branches volumineuses ploient en caressant le sol. Au début les piqûres ont eu tant de puissance que nous avons été obligés de la soutenir par les aisselles et de la traîner jusqu’à son bol de chocolat. Elle dort devant le petit-déjeuner, peine à ouvrir les yeux, profère des paroles insensées au cours de la journée. Un jour, elle m’a tenu à l’écart de sa mère des propos ouvertement sexuels, des invitations, qui m’ont laissé songeur et auxquelles je n’ai pas répondu.

Pourtant l’extrême agitation de Marianne a cessé. Elle ne parle plus, fixe juste le flot ininterrompu des images télévisées. Aida a manifesté la volonté de reprendre le chemin du travail sous prétexte de ne pas supporter l’enfermement avec notre adolescente mutique. Les infirmières qui ont la clé se relaient. Marianne reste seule à lire Le Rouge et Le Noir, après avoir dévoré Les yeux d’Elsa. Comme elle s’acharne maintenant avec David Copperfield et Crimes et Châtiment, je lui demande ce qu’elle peut bien comprendre à ces romans, ajoute que pour ma part, je lis toujours en m’interrogeant sur l’objectif de l’écrivain. Son silence borné vient confirmer mes propos. La lecture n’est qu’une fuite en avant, une noyade à travers les mots et les histoires qu’elle avale sans les digérer.

Au bout d’un mois de ce traitement qui a ôté toute parole à notre fille, nous convenons de déménager. L’appui de mon patron me permet d’obtenir un poste à Gênes. Gérer la livraison des containers par voie maritime n’a rien de très passionnant, se séparer d’Annie me coûte mais il faut éloigner Marianne de ses fréquentations, si bien que nous nous installons dans le port de plaisance de Gênes. Du salon, on aperçoit La Méditerranée, les bateaux de luxe venus de tous les horizons, la montagne qui encercle le port et donne l’impression de s’échouer dans l’eau. Ce paysage forme un tableau réjouissant, il baigne dans une lumière crue qui nous oblige à nous protéger les yeux.

Marianne passe de longs moments assise à l’autre bout du canapé, près de la baie vitrée. Ses déambulations le long du port, en plein après-midi, alternent avec les longues heures de lecture. Elle vient d’avoir douze ans. Le jour de son anniversaire, elle accueille ses cadeaux avec réticence, mais lorsque sa mère lui tend un coffret comprenant du fard à paupières et du rouge à lèvres, un sourire franc égaie son visage. Alors qu’elle s’empresse de rejoindre sa chambre afin de se maquiller, je remarque combien elle a changé. Son fuseau souligne délicatement ses hanches droites et ses fesses. Ses petits seins naissants comme des bourgeons défendus font d’elle une gamine attrayante.

Parfois, elle vient me rejoindre dans le salon, quand la télévision diffuse un western. Elle s’assied au bout du canapé, les jambes croisées et le regard hypnotisé, rivé à Robert Mitchum. Je la regarde du coin de l’œil, contemple son joli minois, sa bouche rehaussée d’un rouge carmin et ses paupières violettes. Sa mère n’a jamais été aussi resplendissante, même dans ses jeunes années, même avant notre mariage. La beauté insolente de ma fille s’affermit au fil des semaines, accrue par son attitude impassible et énigmatique, qui ajoute à son aura. Elle me fascine d’autant plus qu’elle ne semble pas se rendre compte de l’attraction qu’elle exerce sur moi. Ses cheveux détachés, dont les boucles noires se répandent en cascade sur sa poitrine et dans son dos m’arrachent des frissons. Son mutisme jure avec les scènes affreuses auxquelles se livre Aida devant elle et force mon respect. Il aiguise ma curiosité, exacerbe mon envie de l’entendre prononcer un mot, rien que pour moi. Un matin, après lui avoir proposé d’aller marcher le long des quais, je tente le tout pour le tout en prenant soin de lui parler sur le ton de la plaisanterie :

— Tu te souviens, Marianne, des propos que tu prononçais le mois dernier ? Avais-tu envie de Papa ?

Elle se fige face à la mer, devant un yacht qui accoste. Elle regarde avec un visage de plâtre le jeune mousse qui attache les amarres. Le garçon qui doit se sentir épié, lève la tête et la contemple de la même façon que moi, lorsqu’elle est assise devant la télévision.

Aida n’a pas eu de mal à retrouver un travail. Elle conduit Marianne chez le psychiatre tous les vendredis matin puis s’en retourne à son agence s’étourdir de bilans comptables. Notre pauvre fille travaille ses cours par correspondance et doit en plus se former à l’italien. Aida, en lui attribuant le mercredi comme jour de repos, lui a aussi autorisé la fréquentation de la chambre parentale. Marianne la fait sienne en s’allongeant en travers du grand lit. C’est dans notre couche que je la trouve, par un bel après-midi lumineux, dardant ses rayons chauds à travers la fenêtre entrouverte. Ses épaules à la peau mordorée reluisent par-dessus le drap satiné, son visage au naturel est détendu, apaisé, frais, éclatant. Je ne peux m’empêcher de sourire à cette vision et m’approche de la place vacante, laissée dans le lit. Je ne la quitte pas du regard, tandis que ses yeux braqués sur la télévision m’ignorent royalement. Je suis en bras de chemise. L’envie de la provoquer me tenaille et je m’allonge sur le lit, la tête tournée vers elle, pour qu’elle me regarde enfin. Lorsqu’elle pivote vers moi, je m’aperçois qu’elle est nue sous le drap qui épouse ses formes légères et ses petites jambes fines. Le premier mouvement de surprise passée, ce petit choc à l’abdomen ressenti, je tire brusquement sur le drap pour la voir. Ses seins bourgeonnants dont les tétons sont dilatés par la chaleur, son ventre plat et lisse, cette minuscule toison pubienne, ce corps d’amour et de perfection est incroyable, et pourtant il s’agit de ma créature, de ma progéniture. Alors, je la prends par la taille, la fait venir à moi, sur moi, et je serre de toutes mes forces. Sa poitrine contre ma chemise, ses fesses dans mes mains, son visage contre le mien, tout me transporte et m’émeut au point que je ne peux m’empêcher de sangloter. Je ne saurais dire si mes plaintes teintées d’attendrissement la font fuir. Elle se débat violemment et je desserre l’étreinte en la regardant courir avec maladresse, comme un oisillon blessé prendrait son envol. Sa mère aussi l’a vue nue, au sortir d’une douche, et s’est empressée de venir me confier : « Comme elle est belle et bien roulée ! Elle va faire des ravages. »

Le soir nous réunit plus rarement devant la télévision. Elle s’éloigne, passe tout son temps dans sa chambre à lire aussi bien du Guy des Cars que du Zola, refuse la bise du matin, s’écarte ostensiblement de moi dont elle semble attendre le départ avec impatience. Qu’elle vive mes absences comme un soulagement, mes rapprochements avec frayeur, ne m’empêche pas de penser à elle, en particulier lorsqu’Aida me tient lieu de compagne rigide et dégoûtée. Un soir pourtant, Marianne prend place dans le canapé de cuir noir, tandis que sa mère s’affaire en cuisine. Elle est habillée tout de blanc, porte avec grâce un petit corset dont les lanières se nouent dans le dos. Ses mains sont posées sur sa jupe à volants, légèrement relevée au-dessus du genou. La télévision diffuse un clip de Serge Gainsbourg dans lequel l’artiste chante avec sa fille Charlotte :

Inceste de citron

Lemon incest

Je t’aime, je t’aime plus que tout

Papapappa

L’amour que nous n’ f’rons jamais ensemble

Est le plus beau le rare le plus troublant

Le plus pur, le plus enivrant…

Comment ne pas laisser paraître mon trouble ? C’est de nous dont la chanson parle et j’ose à peine la regarder, tant mes yeux brillent de bonheur. Je lui souris timidement avant de lancer de manière désinvolte : « il fallait oser et il l’a fait. Sa fille aussi est jolie, n’est-ce pas Marianne ? »

Je préfère encore la grimace de dégoût qu’elle esquisse, la main qu’elle porte à sa poitrine, comme sous l’effet d’un coup violent, au visage de marbre qu’elle recouvre, quand sa mère fait irruption dans le salon. Marianna se lève d’un bond en se cachant la figure dans les mains, fait craquer une par une les marches qui mènent à la mezzanine. Elle me laisse à mes idées douces-amères, au rythme lancinant de la chanson, à la voix fluette et sauvage de l’exquise enfant qui fait battre le cœur d’un père.

Commentaires (0)