Ilos : De Vapeur et Sang
1. Bienvenue chez vous
"Et après ça, qui restera-t-il pour célébrer la victoire et pleurer les morts ?"
Année 1633 du Calendrier Universel Ilien.
Quelque part dans le Ciel du Noyau confédéré...
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— Lady Duncombe, le Commodore Cummins me fait vous prévenir que nous allons bientôt arriver.
L'intéressée lève ses yeux verts-noisette vers l'homme habillé en blanc. Il essuie rapidement ses mains couvertes de cambouis sur son tablier en cuir rapiécé afin de paraître un peu plus présentable devant la dame. Celle-ci hoche la tête en signe d'acquiescement et congédie le matelot. Elle reporte alors son regard sur le miroir en face d'elle qui lui renvoie le reflet d'une jeune femme au teint pâle et aux traits finement ciselés. Elle est vêtue d'un corset et d'une robe à volants écarlates décorés avec raffinement. Après avoir remis en place une mèche châtain bouclée qui courait le long de son visage, elle se lève de son siège et se met en route vers la porte de sortie de sa cabine. Elle est alors immédiatement éblouie par la lumière et assourdie par le son des hélices et du vent s'engouffrant dans l'ouverture qu'elle vient de créer.
— Ah vous voilà, Milady ! J'avais peur qu'il vous soit arrivé un malheur, que vous soyez passée par-dessus bord ou je ne sais encore quelle atrocité ! crie le Commodore Cummins à la barre du haut de la dunette afin de couvrir le bruit des hélices derrière lui.
— Ce qui est sûr, répond la demoiselle, c'est que je n'aurais pas pu compter sur vous pour venir à mon secours.
— Il faut bien que quelqu'un reste pour piloter, sourit le commodore, amusé.
Lady Duncombe soupire et alors qu'elle porte son regard vers l'horizon, elle ne peut voir rien d'autre que le Ciel d'un bleu turquoise uni et quelques nuages, dont un gros amoncellement menaçant à la proue.
— Je ne vois pas Noblefield, où en sommes-nous ? demande-t-elle alors.
— Noblefield se trouve derrière cet amoncellement de nuage, il va falloir que je dévie un peu notre cap pour l'éviter. Ca ne devrait pas trop nous rallonger, répond le Commodore Cummins sur un ton plus formel.
— Pourquoi m'avoir faite venir alors ?
— Personne ne vous a faite venir, on est simplement venu vous avertir pour que vous puissiez commencer à préparer vos affaires.
La lady lève les yeux au ciel et retourne dans sa cabine. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, le même matelot que précédemment se montre, apportant à nouveau les directives du commodore :
— Lady Duncombe, pardonnez-moi, mais le Commodore Cummins me fait vous prévenir que l'aérodrome de Noblefield est en vu et que vous êtes invitée à préparer vos bagages afin qu'ils puissent être déchargés, dit-il, hésitant.
— Très bien, merci, répond simplement la dame. Vous pouvez disposer.
Le matelot la salue d'un signe respectueux de la tête avant de se retirer. Lady Duncombe pose ensuite le livre qu'elle feuilletait avant l'arrivée de l'homme d'équipage et rassemble ses affaires, se félicitant intérieurement d'avoir décidé de voyager léger. Enfin Noblefield ! Cela fait des années, trois exactement, que la jeune femme n'a pas remis les pieds chez elle. Ce retour aux sources va agir comme une véritable bouffée d'air pur. Elle se saisit de son ombrelle et place sur le côté de sa tête un petit chapeau décoré par une plume de paon et, son bagage sous son bras libre, se met en direction du pont du dirigeable. Elle ne peut alors réprimer le sourire qui se dessine sur ses lèvres à la vue de son foyer. Comme tous les skynodes, Noblefield est un énorme îlot de terre et de roche suspendu dans le ciel. Celui-ci mesure près de 250 km2 et ses nombreuses vallées vertes sont jalonnées de rivières qui se déversent de plusieurs côtés de l'île volante en d'interminables cascades d'eau claire, provoquant, lorsque le Soleil brille – ce qui est souvent le cas à Noblefield — de magnifiques arcs-en-ciel. A cette hauteur, on peut facilement remarquer la faible démographie du skynode. Non loin de l'aérodrome se trouve ce qui semble être une petite ville et un peu partout, entre les nombreux champs et fermes, on peut apercevoir quelques petits villages qui sont en réalité plutôt des regroupements de fermes et d'habitations de paysans.
— Chers passagers, nous allons amorcer notre descente à Noblefield. Vous êtes invités à vous asseoir pendant la manœuvre du dirigeable.
La voix du commodore à travers les haut-parleurs sort la jeune lady de son observation rêveuse. Elle se cramponne alors à la rambarde du pont, les yeux toujours rivés sur Noblefield. Tandis que le zeppelin perd de l'altitude pour se rapprocher de l'aérodrome, on peut voir plusieurs autres véhicules chargés de marchandises atterrir et décoller du skynode. Au bout de quelques minutes de lente descente, l'aeronef s'arrête brusquement. Sur l'un des emplacements pavés vides de l'aérodrome, un homme fait de grands signes avec des panneaux lumineux à l'attention du timonier du vaisseau qui reprend sa descente dans cette direction. Une fois le véhicule à terre et amarré, les matelots du dirigeable s'affèrent avec efficacité et réactivité pour décharger les marchandises. Regardant tout autour d'elle, Lady Duncombe finit par distinguer au milieu des pilotes, matelots et dockers un visage familier, celui d'un homme d'une soixantaine d'années, vêtu de manière sobre, mais distinguée. Son haut de forme et sa belle moustache blanche entretenue ainsi que la cane en bois verni qui l'aide à se déplacer, bien qu'il ne semble pas en avoir véritablement besoin, permettent de le distinguer facilement au milieu de la foule.
— Bienvenue chez vous, Lady Duncombe ! Accueille-t-il sa protégée.
— Merci Benjamin, je ne suis pas mécontente d'être enfin de retour.
— Donnez-moi votre bagage, je vais vous débarrasser.
— Ne vous en faites pas, ce n'est pas lourd, confie t'elle tout en tendant son petit sac à Benjamin.
C'est à ce moment que le Commodore Cummins vient les rejoindre.
— Avez—vous fait bon voyage, Milady ? demande-t-il en arrivant.
— Oui, c'était très bien. Merci encore de m'avoir conduite jusqu'ici, répond-elle en offrant au commodore un simple sourire de circonstance.
— C'était tout naturel.
— Commodore, permettez-moi de vous présenter Monsieur Quinlisk, le majordome de mon père. Monsieur Quinlisk, voici Sir Cummins, ancien commodore de la Marine Confédérée et capitaine du Bronze Deck.
— Enchanté Sir, salut Benjamin d'un signe respectueux de la tête.
— Moi de même, cher monsieur, salue à son tour le commodore. Pardonnez-moi Milady, mais je dois me rendre à la capitainerie. Ce fut un plaisir !
— Plaisir partagé, Commodore.
La charmante demoiselle présente sa main gantée au commodore qui l'embrasse de manière très formelle. Il fait ses derniers adieux à ses interlocuteurs puis se retire en direction de la capitainerie de l'aérodrome. Après avoir traversé le complexe, Benjamin et sa protégée arrivent à une calèche richement mais sobrement ouvragée et tirée par deux chevaux d'apparat. Le chauffeur est vêtu de la livrée de la maison Duncombe, rouge et bleu, et salut d'un signe de la tête la noble qui arrive. Lady Duncombe et son majordome s'installent à l'intérieur de la voiture, lui du côté des sièges rouges, dans le sens de la marche, elle du côté des sièges bleus, dans le sens opposé. Au claquement du fouet, la voiture se met en marche, suivant une route pavée en pierres. Au bout d'un moment, la jeune lady brise le silence :
— Alors, comment ça se passe au manoir ? demande-t-elle en faignant l'indifférence.
— Votre père va bien, si c'est ce que vous voulez savoir. Heureusement pour Noblefield, il n'a rien perdu de sa sagacité alors que moi au même-âge...
Les yeux noisette de son interlocutrice ne manquent pas de se lever au ciel, accompagnés d'un petit sourire.
— Enfin, quoi qu'il en soit tout le manoir est en effervescence afin de vous accueillir votre frère et vous...
— Icare est là ? s'écrit aussitôt la jeune femme, coupant Monsieur Quinlisk.
— En effet... mais c'était censé être une surprise. Je vous en prie, ne dites rien à votre père.
— Mh, c'est d'accord, mais à une condition : dis-moi quand est-ce-qu'il doit arriver.
— Je vous reconnais bien là, Milady, répond Benjamin en souriant.
Le majordome glisse alors sa main dans son veston pour en retirer une montre à gousset argentée qu'il consulte d'emblée. Il reporte ensuite son regard sur sa maîtresse, une légère moue amusée sur le visage.
— Vous allez être satisfaite, il doit certainement être déjà là.
Elle se permet un sourire bien plus sincère que tous les autres, clairement ravie de cette réponse. Elle s'enfonce dans son siège et le reste du voyage se passe en silence.
Le trajet jusqu'au domaine depuis l'aérodrome est relativement court compte-tenu de la taille de Noblefield. Une poignée de kilomètres séparent l'unique véritable ville de l'aérodrome, seulement de quoi éviter les nuisances sonores, et le manoir se trouve au bout de cette ville. Noblefield — qui est également le nom de la plus grande bourgade de l'île — concentre la quasi-totalité des marchands du skynode. Ses rues pavées, ses petites maisons à colombage et ses parcs en font un lieu où il fait bon vivre. C'est donc après une bonne heure de calèche que la lady peut enfin apercevoir le portail du manoir, une petite structure faite de barreaux d'acier sur lequel trône le blason de la maison Duncombe : un épi de blé doré partant de la gauche pour monter vers la droite et une faucille, dorée également, croisant sur un écu rouge à droite et bleu à gauche. A l'arrivée de la voiture, le gardien ouvre immédiatement le portail donnant ainsi accès à une petite cour pavée se trouvant devant l'imposante propriété, qui ressemble en réalité plus à une grande maison qu'à un véritable château. Plusieurs domestiques sont présents à l'entrée, faisant des signes de la main alors que la calèche arrive à portée. Après être descendue, Lady Duncombe prend le temps de saluer tout le personnel présent avant de prendre congé.
La première chose que l'on ressent en entrant est la chaleur, lourde car mêlée à de l'humidité, comme dans une jungle tropicale. Tous les bâtiments reliés au réseau de vapeur sont parcourus par de nombreux tuyaux en cuivre qui produisent une certaine moiteur étouffante en faisant circuler cette source d'énergie. La jeune femme ne peut s'empêcher de se munir immédiatement de son éventail — difficile de distinguer une réelle différence mais c'est la mode à New Albion. Elle monte ensuite des escaliers pour atteindre un couloir long de plusieurs mètres. Sur les murs sont affichés des tableaux, des portraits d'hommes et de femmes portant le même médaillon, avec la même posture, la même attitude neutre et posant devant le même fond : une vallée traversée par un cours d'eau. Elle frappe à la porte se trouvant au bout de sa course.
— Entrez ! crie une voix masculine rauque.
La demoiselle s'exécute et entre dans un grand bureau. L'homme qui se tient assis de l'autre côté du meuble se lève en souriant :
— Scylla, te voilà enfin ! s'écrit-il.
— Père !
L'homme d'une soixantaine d'année écarte les bras afin d'embrasser sa fille qui vient immédiatement contre lui.
— Assieds-toi, je t'en prie.
Elle prend place pendant que le vieil homme, profitant de la pause provoquée par l'arrivée de son enfant, ouvre un tiroir et en sort une jolie pipe ainsi que du tabac.
— Alors, dis-moi, as-tu fait bon voyage ?
— Oui, cela a été long, néanmoins, je me languissais de revenir, répond Scylla, un léger sourire sur le coin des lèvres.
— Ah oui, j'imagine, New Albion... (l'homme fait une pause, semblant réfléchir à la suite de sa phrase ; il reprend après avoir allumé sa pipe et tiré une bouffée) eh bien c'est New Albion. Tu vas pouvoir refaire le plein d'air pur ici... littéralement.
— En effet, Noblefield m'a beaucoup manqué.
L'homme sourit à nouveau. Il jette ensuite un œil sur la petite pile de papier se trouvant sur le bureau et reprend la parole :
— Je sais que l'administration ne t'as jamais intéressée, mais j'aurais besoin de ton aide sur quelques points concernant la gouvernance de notre...
— Non en effet, l'administration ne m'intéresse toujours pas, tout comme le poste de gouverneur, répond Scylla, osant couper son père. Nous avons déjà eu cette discussion et j'ai d'autres impératifs maintenant, vous le savez bien.
— Oui en effet, je le sais... Toutes mes félicitations Imperator Duncombe.
Scylla lève la tête, surprise alors que le vieil homme lui tend une enveloppe cachetée portant le sceau de l'Académie Fédérale des Officiers Supérieurs.
— Elle est arrivée il y a quelques jours alors que celle qui me prévenait de ta réussite est arrivée seulement ce matin. Encore une preuve du génie de l'administration confédérée, reprend-il alors que sa fille commence à lire la lettre lui étant adressée.
La missive informe en effet Scylla de ses résultats aux examens finaux de l'Académie et la convoque d'ici deux semaines à New Albion pour sa cérémonie de remise de grade et pour sa prise de fonction officielle. Il est aussi mentionné qu'en raison de la forte demande de soldats, elle recevra son affectation immédiatement et qu'elle doit se tenir prête à partir.
— Je suis très fier de toi ma fille, conclut alors le gouverneur, un sourire sincère aux lèvres.
— Merci, père.
— Et maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai une foule de paperasse à remplir. Tu ferais mieux d'aller dans la cour intérieure, je crois que quelqu'un t'y attend. Tu me parleras de l'Académie ce soir.
— Quelqu'un m'attend ? demande la jeune femme en rougissant, sachant en vérité déjà de qui il s'agit.
— Eh bien oui... répond son père, légèrement surpris de sa réaction. Allez vas-y.
Scylla se lève calmement de sa chaise, essayant tant bien que mal de contenir son impatience. Une fois sortie du bureau, elle accélère le pas, aussi rapidement que ses talons, son rang et la bienséance le lui permettent, dévalant presque les escaliers menant au rez-de-chaussée. Elle prend néanmoins le temps de s'arrêter devant un miroir afin de replacer les mèches de cheveux châtains ondulés s'étant déplacées pendant sa course et de souffler afin de rétablir un rythme cardiaque et une respiration normale. Enfin, elle se réserve quelques secondes pour vérifier que tout est toujours en ordre sur sa tenue. Son éventail entre les mains et sa toilette parfaitement ajustée, elle peut se permettre de rejoindre la cour.
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