Les pervers courent plus vite

Les pervers courent plus vite

Laurence


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Je m’appelle Coco et je ne parle pas. Je ne vous parle pas. Pensez que je n’ai rien à dire et ne vous frottez pas à ma carcasse. Mon fort, c’est mon front, que je frappe contre vos faces, sans discutaille, si vous me jetez votre verbiage à la figure et qu’il ne me plaît pas.

Je ne parle pas, je frappe. Bon, je n’ai pas pour habitude de rudoyer les femmes mais avec vous, bande de petits bourgeois, je n’hésiterai pas.

Je ne bois pas. Je ne bois pas parce je ne parle pas : pas question de se trahir par ce déliement du verbe auquel vous pousse l’alcool. L’alcool vous amène à mettre en mots ce débordement de nostalgie, lorsque, tout à coup, vous vous souvenez d’un instant de votre petite vie. Votre ego juge cet instant piquant et il vous étreint sous l’effet du vin. Il vous oblige à faire étalage de vous, votre ego, à vous trahir, à vous repentir de ce déballage inconsidéré de vos vies. Vous êtes parfaitement impudiques à vous livrer de la sorte, et vous me dégoûtez outrageusement.

Osez dire que vous ne l’avez jamais fait, que vous ne vous êtes jamais livrés, bande de moulins à paroles, que vous ne vous êtes pas imbibés avec, à la commissure, la bave orgueilleuse de vos mots !

Je ne me drogue pas. Idem. Parce que le self contrôle et le sang-froid sont mes armes de survie.

Je ne me vautre pas dans votre confort, ce confort de vendus au capital, celui d’aliénés aux crédits de consommation contractés pour vivre comme maman, fils et filles à maman.

Vous vous effarouchez à la moindre émotion, blottis dans vos canapés, entre les coussins confortables et, ah ! Cette mesquine et ridicule émotion de vous sur vous-mêmes vous étrangle et alors, il faut toujours que vous ouvriez grand vos gueules de collabos du grand capital.

Je ne suis pas un couard, moi ! Je suis Coco, je n’ai rien, ou presque, que ma gueule de coco et je n’envie rien à vos vies, lâches et transparentes, ni à votre esprit pacha.

Je vous détrousserais volontiers de vos biens, de vos petites propriétés, de vos effets personnels, que vous ne méritez pas.

Vous, les héritiers d’un monde opulent, vous, qui n’avez jamais fourni le moindre effort de vie, je vais vous apprendre que je m’appelle Coco, que je suis sans domicile, bande de Narcisses ! Si vous ouvrez encore votre jolie bouche bien proprette pour me parler, va falloir vous appliquer à choisir vos mots. C’est en fonction du poids de vos mots que je vous plumerai, dépouillerai de ce grand déballage de luxe, d’insouciance et de bonne conscience. Oui, je vous plumerai et je vous sucerai ! À bas le grand capital !

J’en étais rendu à cet endroit précis de mes réflexions, me demandant combien de temps il me faudrait encore avant de m’en prendre à ces couards d’étudiants qui parlaient fort, à l’autre bout du comptoir, quand je l’ai surprise.

J’ai surpris sa face naïve de jeune fille en recherche, sa face blanche comme celle de son monde riche et soyeux. J’ai senti l’odeur de ce monde, ce frais parfum, cette fragrance de trop qui flotte autour d’elle, mais je ne me suis pas retourné.

Je l’ai vue de biais, je veux dire que je l’ai examinée à la dérobée. Je me suis appliqué à m’interdire toute réaction, tout clignement de l’œil. Je ferme la bouche. Je bois mon verre de Vittel menthe, dans ce bouge, cet estaminet dont je connais les habitués.

Elle est une inconnue parmi les deux couards d’étudiants fauchés qui s’étourdissent de mots et de bière. Elle est une oie pure et innocente, parmi les trois alcoolodépendants qui se rincent la gorge avant de retourner s’enfermer chez eux, où tourne en cage leur femme aigrie, à la libido asséchée et façonnée de principes moraux, de valeurs cathos et de préjugés.

Je guette du coin de l’œil. Un mot d’elle, lancé au serveur, et je me retourne. Elle boit un verre de kir. Ses longues tresses blondes lui descendent jusque dans le haut des reins, le blouson de cuir contraste avec la petite jupe à fleurs qu’elle porte, jambes croisées. Ses mains tirent sagement sur l’ourlet de la jupe qui s’arrête juste au-dessus des genoux qu’elle a recouverts d’un collant noir. Ses escarpins à talons remuent sur le repose-pied du tabouret de bar.

Elle est belle, elle est grande, elle est outrageusement fardée et j’en ai vu d’autres. Je préfère les femmes naturelles, j’aime les toisons fournies et les aisselles garnies, les yeux de braise sous les sourcils en broussaille. J’aime humer les perles de sueur sur le corps des femmes, les odeurs fortes qui ressemblent aux senteurs du cumin et au goût du poivre.

Son parfum m’incommode. Elle a épilé ses sourcils et l’ovale qui dessine ses yeux bleus dévoile l’agitation qui les anime.

Je m’aperçois, du coin de l’œil, qu’elle me regarde. Elle me dévisage et je m’applique à ne pas la voir, à lui renvoyer un profil impassible et indifférent.

Que cherche cette inconnue dans ce bistrot, sinon quelque chose de différent ou quelqu’un qui la distraie de cette populace jacassante et assoiffée, quelqu’un qui la sorte de son monde riche et soyeux ?

Au moment où elle réclame au serveur un second verre de kir, je tourne ma tête vers elle, doucement. Voilà. C’est gagné : elle me sourit.

Sait-elle qui est Coco ? Sait-elle que j’ai tué ? J’ai envie de lui dire que j’ai tué à mains nues un médecin, que je me suis échappé d’un établissement psychiatrique d’où je ne serais jamais sorti autrement. Ce n’est pas compliqué à entendre : n’allez-pas dire, après ça, Narcisses, que vous ne saviez pas !

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