Cours! Cours! C’est l'ordre que me donne
mon cerveau. Surtout ne pas se retourner, sinon je
ralentirais et alors je pourrais le voir.
Cours! Cours! Je n'en peux plus, je cours
dans la nuit ou plutôt dans les ténèbres qui
m'entourent. Je ne sais plus, il pleut, je suis
couverte de boue. Soudain je vois mes mains.
Ne t'arrête pas! Elles sont rouges. Rouge
sang. Qu'ai-je fait? Je ne me souviens plus. Je sais
qu'il faut que je coure, c'est une certitude sinon il
m'aura. Il faut que je lui échappe. Il ne doit pas me
rattraper et je ne dois en aucun cas croiser son
regard. Pourquoi? Ces yeux magnifiques aussi noirs que son cœur. Non je ralentis en pensant à
lui, il ne faut pas. Cours! Cours!
Je me réveillai en sursaut. Quelle heure était il? Où étais je? Évidemment, dans mon lit, en
sueur. Je venais de rêver. Pourtant j'avais
réellement eu l'impression de courir, de
m'échapper. Non tout allait bien, mon réveil
affichait sept heures, je devais me préparer pour le
lycée. Je me levai doucement, mes pieds
effleurèrent le sol, je tremblais. Je me regardai dans
le miroir en face de mon lit.
J'avais toujours pensé que tout ce qui
m'entourait était réel. J'avais toujours pensé que la
vie, le lycée et surtout ma famille étaient réels. Je
n'avais jamais imaginé que tout cela pouvait être
un rêve involontaire, un rêve où j'aurais préféré
rester et ne jamais savoir la vérité. Un rêve qui
m’entraînera dans des endroits sombres, où ma
fidélité sera mise à rude épreuve.
Je m'appelle Eleonora, j'ai dix-sept ans et
malgré le fait que je vive au soleil toute l'année, ma
peau est aussi pâle que la mort. Ma longue
chevelure ainsi que mes yeux aussi noirs que le
charbon contrastent pathétiquement avec mon teint
de porcelaine à l'allure fragile. Habitant aux États-Unis, j'aurais pu être le genre de fille superficielle que sont généralement les pom-pom girls et être
populaire, mais non, mon comportement ne me
permettait pas d’être acceptée. J'avais toujours
préféré être seule et c'était pour cette raison que le
lycée m'avait classé dans la catégorie "à éviter".
Celle où sont les filles simples, différentes, sans
maquillage et mini-jupe (bien que j’aurai pu me le
permettre).
J’étais en somme assez banale, je
regardais des films en rêvant moi aussi de sauver le
monde de créatures extraterrestres ou de démons
venus nous exterminer. Je l'admettais, mon
imagination débordante me faisait croire à toutes
ces inventions fantastiques, c'était sans doute la
raison pour laquelle personne ne m'adressait la
parole. Les vampires et loups garous étaient pour
moi une source d’inspiration inépuisable pour
m’imaginer en héroïne. En résumé rien n'aurait pu
me faire douter de notre monde, rien n’aurait pu
m’emmener à croire que tout basculerait si vite. Et
pourtant… tout commença avec mon professeur de
philosophie.
C’était ce genre de personne qui paraissait
un peu folle et était toujours enthousiaste face à un
texte de Platon ou Diderot. Il avait deux gros
bracelets noirs au poignet droit, des petites lunettes sombres et la tête aussi rouge qu’une tomate. Il
portait toujours des habits sans couleur, sans vie,
mais son humeur elle, débordait de joie. Un
homme incroyable et plein de sagesse, intéressant
et intelligent malgré son jeune âge. Il avait
prononcé la phrase en plein milieu des deux heures
de cours, un lundi matin à neuf heures vingt
précise, alors que ma voisine me racontait sa fête
de la veille. Je l'avais toujours vu comme un
homme qui pouvait tout remettre en question, mais
lui-même ne se doutait certainement pas à quel
point il pouvait avoir raison lorsqu'il nous dit "et si
nous vivions tous dans un rêve, et si nous étions
endormis et que notre cerveau rêvait. Si nous
étions dans un monde purement créatif, inventé par
notre esprit, comment le prendriez vous ? Quel
serait votre réaction ?". J'avais pensé
instantanément à cela "et s’il était devenu fou", le
problème étant que j'avais dû y songer à voix
haute, ce qui expliquerait sans doute mes deux
heures de colle et l'hilarité de la classe. D'une
certaine manière, mon prof m'avait aidé à réfléchir
en me donnant cette punition. J'avais
immédiatement mis mon esprit imaginatif sur le
coup et me projetais me réveillant dans un tout
autre monde. J'avais bien entendu envisagé mille et
un scénarii possibles, tous plus fous les uns que les autres, mais je n'aurais jamais pu soupçonner que
le plus fou serait encore bien loin de la réalité, que
tant de problèmes, et d’horreurs découleraient
d’une si simple phrase.
J'étais donc sortie de colle complètement
perturbée, ayant passé ces deux heures à élaborer
des mondes tous plus dingues et fantastiques que
les précédents. C'est alors que m'était venue une
question inévitable "si nous sommes endormis et
que nous rêvons comment pouvons nous nous
réveiller?". Heureusement, mes cours suivants
étant deux heures de maths, j'eus donc tout le loisir
de chercher le moyen de me sortir de cette
interminable rêverie, juste évidemment pour
vérifier les dire de mon cher professeur. Bien
entendu, tout grand chercheur scientifique (et je
suis en S) se devait de voir si une hypothèse était
vraie juste dans le doute ou pour démentir la
personne qui l'aurait proposée. Je ne pensais pas à
ce moment-là y arriver la semaine d'après, jour
pour jour.
Cours! Tu ne dois pas le laisser te
rattraper ni même gagner du terrain! C'est ce que
me répète mon cerveau, ce qu'il ordonne à mes
jambes. Bien évidemment je cours à en perdre
haleine, mais je ne m'arrête pas. Mes mains sont toujours rouges mais je n'ai plus le temps de m'en
occuper. Je sais que je cours pour atteindre un allié
qui me protégera. Il me rattrape, je peux entendre
ses pas réguliers et forts qui se rapprochent
lentement mais sûrement de moi. Il sera bientôt là,
si seulement je pouvais accélérer ma course folle à
travers les rues de New York. Cours ! Plus vite ! Il
arrive !
Peter! Non! J'étais de nouveau en sueur
dans mon lit, réveillée brusquement, mon pyjama
vert collé à ma peau. D'un coup, je vis une énorme
ombre disparaître par la fenêtre ouverte, je ne sus
comment, de ma chambre. L'ombre ressemblait à
une tête tellement gigantesque qu'elle eut du mal à
partir discrètement, sans rien casser. Non je n'avais
pas pu rêver, j'étais sûre que l'animal à qui
appartenait cette tête était là quelques instants plus
tôt, imposant mais silencieux. Qu’est ce qui
m’arrivait! Je délirais! Je venais de me souvenir, je
venais de crier un prénom. Qui était ce? Peter. Je
n'en connaissais pourtant pas. Pourquoi faisais je toujours ce même rêve, en allant cependant de plus
en plus loin. Je restai sur mon lit le temps de
calmer ma respiration. J'entendais encore les talons
de mes chaussures rouges, que je ne mettais jamais, claquer sur le trottoir. J'entendais d'autres bruits de
pas ; était ce Peter qui me suivait?
Je me levai comme chaque matin après
mon étrange et angoissant rêve et me préparai. En
prenant mon petit-déjeuner une idée folle me vint.
Et si par le plus grand des hasards, je commençais
à me réveiller de ce faux monde dans lequel nous
étions soit disant. Et si des bribes de ma vraie vie,
dans le vrai monde, me revenaient. Etais je réellement en danger? Que faire?
La perspective que pour une fois une
histoire incroyable m’arrivait m’avais fait oublier
le temps. Je n'avais pas vu passer l'heure et j'étais
en retard au lycée. Cela faisait trois fois, la
surveillante me colla donc la semaine suivante,
pour deux heures. Encore. Deux heures un lundi
matin, pour remplacer la soudaine absence de mon
prof de philosophie.
J'avais passé le week-end avec mes
parents. Ce qui était déjà anormal étant donné que
ma famille préférait aller faire les magasins que
rester près de moi. Mais ce qui me parut le plus
étrange fut le temps. Il pleuvait, c'était si rare. L'air
était comme chargé d'électricité, il planait une
ambiance lourde comme dans les films d'horreur
que je regardais le soir. Les nuages noirs qui envahissaient le ciel ne présageaient rien de bon.
D'ordinaire j'aimais me lever tôt le matin pour
admirer le splendide défilé de couleurs que
produisait le lever du soleil, jouant à cache-cache
avec les nuages bleu pastel.
Cependant ce matin-là, je n'eus pas envie
de sortir du cocon chauffant que me procurait mon
lit ainsi que ma couverture enroulée autour de moi.
J'avais peur. Peur de me lever. Peur d'entendre le
bruit de mes chaussons sur le sol qui me
rappellerait que trop bien le bruit de mes talons lors
de ma course effrénée pour lui échapper. Peur de le
voir apparaître, là, dans le cadre de ma porte,
habillé tout de noir. Peur de fixer ses yeux, que je
ne devais absolument pas regarder. Il avait fallu
que mes parents viennent me secouer pour que
j'ose affronter cette angoisse qui s'insinuait dans
chaque partie de mon corps, chaque soir un peu
plus, avant de m'endormir pour poursuivre ma
fuite.
Après ce léger incident du samedi matin,
j'oubliai pour le reste de la journée l'énorme tête,
Peter et mon rêve. Heureusement, mes parents
avaient enfin songé à me laisser un petit moment
d'intimité le dimanche soir. J'en profitai pour partir
au cinéma voir un nouveau film sur les dragons. À la moitié du chef d'œuvre cependant, je fus prise de
panique. La tête de dragon qui s'affichait sur l'écran
avec exactement la même forme que l'ombre de ma
chambre. Cela n'était sans doute que mon
imagination qui me jouait un sale tour. Les dragons
n'existaient pas et ne venaient pas dans votre
chambre la nuit lorsque vous faisiez une course
poursuite dans New York. Ce n'était simplement et
purement pas possible. J'avais tout de même trouvé
le courage de regarder le film en intégralité. Il n'y
eut pas d'autre coïncidence suspecte qui aurait pu
me prévenir que je devenais folle.
Je quitte les rues pavées de New York
pour entrer dans un parc. Il n'y a personne, le vent
fait danser les feuilles, qui se détachent des
branches pour se poser délicatement par terre.
L'eau émet un clapotement régulier qui pourrait
presque m'apaiser, me détendre. Les bancs sont
vides, attendant sagement le lever du soleil pour
accueillir les couples amoureux et insouciants ou
encore les amis de la nature. Les oiseaux ne
chantent pas, ne volent pas et ne se montrent pas.
Le ciel est étrangement noir, ce qui fait ressortir ce
soir de pleine lune, incroyablement blanche.
Soudain, un hurlement, comme un loup qui crie
vengeance, me fait sortir de ce tableau magnifique et me ramène à ma cavale. J'ai ôté mes chaussures
et cours pieds nus dans l'herbe. Les cailloux et
débris de verres s'enfoncent dans ma chair. Je n'y
pense pas. Je ne sens pas la douleur. Je me
concentre sur mes foulées, ne pas lui laisser plus de
terrain qu'il n'a déjà. Soudain je trébuche sur une
racine. Mes pieds s'emmêlent et je me retrouve à
faire des roulades avant de finir dans l'eau. Je suis à
bout de force. Je n'en peux plus et n'essaie même
pas de nager. Je me dis que la noyade est sans
doute une mort plus douce que je n'aurais eu avec
lui. Je ferme les yeux et laisse l'eau s'insinuer dans
chaque partie de mon corps, mes doigts sont
engourdis mais qu'importe. Je pense à ce parc si
paisible dans lequel je vais promener mon chien et
qui est maintenant le lieu de ma mort prochaine. Je
n'ai plus froid, je n'ai plus peur, j'attends.
Au bout d'une dizaine de minutes, alors
que je crois être arrivée dans l'au-delà, j'ouvre les
yeux. Et la stupeur qui m'envahit à ce moment-là
paralyse chacun de mes muscles. Je suis dans
l'ombre mais mes yeux voient une grotte si
imposante et effrayante que mes membres se
mettent à trembler, pris de panique. Soudain une
voix crie "Peter! Elle est réveillée, vite!"
Je n'avais pas eu la chance ni surtout le
temps de penser à mon rêve. Depuis ce matin
j'avais juste eu le loisir d’enfiler la première paire
de chaussures rouge à portée de main et de courir
après ce bus toujours trop en avance. C'était
seulement une fois installée confortablement que je
pus y penser. Encore ce Peter. M'étais je trompée?
N'étais ce pas l'homme qui me poursuivait mais
plutôt celui qui m'avait sauvée de mon bain de
minuit? Il fallait que j'arrête avec toute cette
histoire absurde qui me faisait passer encore plus
pour une dégénérée mentale. Tout cela n'avait
jamais existé, n'existe pas et n'existera sans doute
jamais.
Cependant, ce lundi matin-là me prouva
le contraire. Cela c'était produit alors que je
rentrais dans la salle de colle et m'asseyais sur une
chaise au fond, près de la fenêtre. Il y avait une
inscription sur cette table. Une inscription que je
n'avais jamais vue alors que, lorsque j’étais collée
(souvent), je m'installais ici. Une phrase que j'avais
malheureusement ou heureusement lue à voix
haute "Le mal peut être votre allié si vous en avez
le courage".
Je m'étais alors sentie défaillir, j'avais vu
la salle devenir floue et se mettre à tourner de plus en plus. Mon cœur battait et je pouvais entendre
chaque pulsation un peu trop rapide à mon goût.
J'étais terrorisée, tétanisée et pourtant je savais que
je ne devais pas me débattre. Malgré moi, mon
cerveau fut obligé de me protéger. Je m'évanouis
donc en ayant pour dernière image le surveillant un
peu trop gros courir dans ma direction.
Je ne savais combien de temps j'étais
restée inconsciente, à essayer de remettre de l'ordre
dans mon esprit, à essayer de revenir dans cette
salle de colle que finalement j'appréciais. Mais
malgré tous mes efforts pour me dire que je
délirais, lorsque j'ouvris les yeux, je me retrouvai
dans un endroit que je trouvais vaguement familier.
Vaguement familier et pourtant si inconnu
et obscur. Il faisait nuit noire. Comme dans mon
rêve ! Voilà pourquoi je connaissais ce parc! J'y
traversais les allées pavées, parsemées de
prospectus jetés par les gens, en courant pour
sauver ma peau, en évitant un ennemi sans doute
puissant. Je pris peur. J'étais seule dans cet endroit,
entourée des ténèbres et sans protection. Je
regardai mes mains. Elles étaient rouges comme le
sang. Je fus prise de panique. Je me levai le plus
rapidement possible et courus en direction de ma
maison. Il y aurait forcément quelqu'un dans les rues ou mes parents chez moi pour me mettre au
courant de ce qui se passait ici. Je me dis qu'il y
avait une explication logique au fait d'être dans ce
lieu, mais je ne pus m'empêcher de me souvenir de
mon rêve récurrent lorsque j'entendis mes talons,
que je ne mettais jamais, claquer sur les trottoirs de
New York.
Non, ce n'était pas possible! J'étais seule
dans les rues, les voitures traînaient au milieu de la
route, abandonnées. Aucun piéton, aucun
squatteur, aucun drogué. Rues désertes et pourtant
effrayantes. Les immeubles se mirent à bouger,
c'étaient devenus des monstres animés par de
mauvaises intentions. Je me sentis mal. Il fallait
que je rentre chez moi. Je continuai de courir
quand j'entendis des pas qui me suivaient. Je me
retournai mais ne vis personne. J'étais terrifiée. Je
poursuivis à cette allure lorsque les bruits de pas se
firent plus forts, plus pressés. L'inconnu se mettait
à courir. D'un coup, je fus frappée d'une certitude,
il fallait que je lui échappe. Il ne me voulait rien de
bien.
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