La Fille de Glace

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La Fille de Glace

La Fille de Glace

Rémi Bernard


1. Introduction

« La Fille de glace : Sang et Neige » par Liugel publié le 11 mai 2001 sur Urblegend.com.

Ça démarre toujours de la même manière. Une victime et un bourreau dans un lycée trop grand pour eux. Peu importe la victime, l'important c'est la punition, La raison était annexe. La victime était un garçon. Il était maigre, pas sportif et de taille relativement petite. Il portait un pantalon bleu sans originalité et un sous pull vert kaki qui était franchement moche. Sur son nez, il y avait une imposante paire de lunettes, sûrement choisi par sa mère.

On racontait des choses sur elle, qu'elle choisissait tout pour lui, les rumeurs les plus folles allant même jusqu'à affirmer qu'elle l'habillait. L'enfer. Son visage, miné par les pustules inévitables à notre âge tel le rite de passage déterminant ceux dignes de l'âge adulte, dissimulait un appareil dentaire qui s'entendait nettement dès la première demande de grâce. A son poignet, une montre Full Shock bien trop grande pour son poignet. C'était un élève dont on devinait au premier regard qu'il vivait comme il parlait : en bégayant.

En face de lui, une bête de prédation. Un demi-ours blanc avec trois poils et le rite de passage dermatologique sur la tronche. Un bestiau trapu qui dominait son monde par sa taille et son poids constitué de muscle à moitié développés et de graisse issue d'une nourriture riche et grasse. Le demi-ours avait une mâchoire carrée et on devinait dans la bouche des canines acérées. Il affichait un sourire malsain sous un énorme nez rouge. Le genre de museau transmis de génération en génération d'alcooliques.

Il a frappé sa victime d'un coup assez fort pour le mettre à terre mais pas K-O. Il jouait toujours avec sa nourriture savourant la détresse des autres. Il y a des fins plus honorables que d'être torturé par un golgoth avec autant de poils que de neurones, habillés en baggy-doudoune qu'il avait sûrement volé à son grand frère et de longues chaînes autour du cou. Enfin les mains, parce que c'était le dernier truc qu'on remarquait. Grandes, même pour son âge. Il avait assez de force pour soulever, cogner et pratiquer de subtiles opérations dentaires.

Le prédateur toisait sa victime reculant et lançant des regards furtifs à la recherche d'aide ou d'une solution de repli. Se cacher ? La cour était rectangulaire, sans angle mort, il faudrait aller dans le bâtiment. Impossible parce que le demi-ours courait plus vite que lui et le rattraperait indéniablement. Il était donc piégé dans une cour d'école aux bancs de béton blancs et gris sans dossier : une arène.

Les curieux, à l'abri derrière la ligne de fenêtre embuée, assistaient aux jeux du cirque bénissant quelques divinités scolaires de ne pas être la place de la proie. Ces mêmes personnes débattaient de la raison de la colère de la bête : « il a traité sa mère » ; « il l'a bousculé ». L'important est de comprendre qu'il y a eu un manque de respect, probablement inventé, et qu'il allait le payer cher. La meute de chasse l'entourait de loin pour ne pas nous gâcher la vue laissant le prédateur seul avec sa proie. Il va finir contre les vitres.

Le ciel gris clair de l'hiver s'était assombri sans qu'on le remarquât. La lumière se fit rare. La victime ne s'en rendit pas compte alors que les spectateurs pestaient de ne pas voir l'animation comme ils auraient voulu. La proie reculait encore vers nous, aux premières loges derrière la buée des vitres que l'on frottait régulièrement. On était que l'on pouvait voir sa sueur perler. A force de reculer, son pied droit butta contre son pied gauche et il tomba au sol. Personne n'allait le sauver, personne ne voulait. La lumière revint un peu. Les nuages redevinrent blancs. Le colosse s'approchait lentement appuyant lourdement chaque pas. Il fallait avouer qu'il avait le sens de la mise en scène tandis que l'autre rampait sur le dos.

Il s'était fait attraper par la jambe gauche et paralysé par la peur, il ne cherchait même pas à se défendre. Je pensais que les proies avaient un instinct de survie. Par un large mouvement, la victime se retrouva nez à nez avec son bourreau. Il pouvait avec précision savoir ce qu'il a mangé à midi en sentant l'haleine. La masse le souleva sans effort et le lança à quelques mètres. Il atterrit sur le côté avec une grimace de douleur. La foule était tantôt impressionnée tantôt inquiète. J'étais presque sûr qu'une fille derrière moi avait dit : «il va le tuer «. Le souffle coupé, les yeux dans le vague, la victime était terrorisée tandis que l'autre était rouge de colère.

La neige arriva comme un voile dérisoire sur le drame qui se jouait devant nous. Rien de surprenant on était en février. D'abord un flocon, puis d'autres, en grand nombre. La neige tenait. C'est de la vraie neige, celle qui annule les bus à défaut des corridas scolaires. La bête de prédation se pencha pour relever son punching-ball mais quelque chose l'interrompit. Il avait redressé la tête tel un chien qui avait senti une odeur. Il se retourna vers la piste olfactive.

Il y avait, en effet, une ombre dans la neige qui sortait du bâtiment principal. La neige était si dense qu'on ne la distinguait presque pas de loin. Du blanc, émergea une fille de notre âge, pas grande mais trapu habillée en noir. Elle lança son sac à dos sur le côté. La brute changea de cible. Il devait lui apprendre à se mêler des affaires des autres. Le plus étrange était cette sensation déjà vu de quelqu'un que pourtant je ne connaissais pas. Elle avait des cheveux noirs en bataille. Une cicatrice sur le visage et sur les bras que l'on découvrit une fois les manches de son sweat remontées. Je crus voir sur main gauche un signe, un flocon. Personne ne parlait. Ils allaient se battre et elle ne faisait pas le poids mais en même temps tout semblait possible.

Ils se regardèrent, se tournèrent autour, s'évaluant. Elle s'arrêta subitement, cracha au sol et s'élança. La brute l'imita. Les deux foncèrent vers l'autre comme deux chevaliers durant une joute. Le choc brutal fut remporté par la fille qui projeta la bête au sol quelques mètres plus loin. Le demi-ours contre attaqua très violemment. La fille tomba au sol sur le ventre après un pain bien placé. Chacun luttait pour reprendre son souffle, les deux ayant du mal à se relever. Après des secondes qui semblèrent des heures, ils étaient de nouveau debout. Une deuxième joute débuta.

Cette fois, le garçon encaissa le choc de la rencontre. Un combat au corps à corps de haute intensité débuta. Coup, esquive, parade et contre-attaque s'enchainèrent quand vint une frappe violente dans le foie de la fille. Elle se pencha en avant. Elle était à genou. Elle eut la présence d'esprit de rouler sur le côté avant de prendre un coup de pied. Elle essayait de se relever. Elle cracha du sang, droite, fière et défiait encore le prédateur.

Ce dernier avait perdu sa proie, elle avait fui quelque part dans le lycée. Il voulait en finir. Elle aussi. Ils sortirent un petit couteau. Lui d'une poche avant de son pantalon. Elle d'une poche arrière. Il était trop tard pour faire marche arrière et un silence angoissé s'était fait dans la salle où j'observais ce combat. Un étrange paradoxe poussait à garder les yeux rivés sur l'affrontement par curiosité morbide alors que la peur du drame nous forçait à détourner les yeux.

La neige tombait toujours autant. Le garçon semblait avoir froid en marcel. La fille ne tremblait pas. On devinait par sa posture que son foie lui faisait encore mal. Les deux s'élancèrent une dernière fois. Ce fut court. Il eut des cris étouffés dans la salle, des glapissements de lapin. Les couteaux avaient fait mouche mais la fille avait touché l'aisselle gauche quand lui n'avait touché que l'avant-bras.

La bête était au sol, vaincue. La neige devenait rose à son contact. La fille se pencha sur lui, récupéra son couteau, fit un tour sur elle-même pour regarder la cour. Ses épaules montaient et descendaient au rythme de sa respiration haletante. Elle nous regardait, nous jugeait peut-être même. Je vis pour la première fois son visage. Il était fatigué et triste. Je me rappelle que les mots : « fille de glace « m'échappèrent. Elle partit, blessée, sans un mot, boitant légèrement dans la neige et le froid. Dans les jours qui suivirent, on vit des tags de remerciement pour elle. Des ex-voto en forme de flocon par d'anciennes victimes sauvées de la bête. Je ne l'ai jamais revu et c'est peut-être mieux. Maudit soit celui qui la voit deux fois.

Parmi toutes les légendes que j'ai lues, celle-ci et ses variantes me font le plus d'effet. Elle me fait tellement d'effet que Inès me regardait avec ses grands yeux noisette. J'ai encore dû réagir à haute voix durant la lecture. Je lui souris, gênée mais non sans avoir très envie de rigoler : « Faut vraiment que tu apprennes à réagir en silence quand tu lis Rose.

— Pas de ma faute si c'est trop bien.

— Comment tu fais pour apprécier ces trucs-là ?

— J'aime bien c'est tout, c'est comme toi avec Josh. Tu sors avec même si je le trouve con. »

Josh n'est pas con, il a juste une capacité à réfléchir un peu lente. C'est quelqu'un de bien, un sportif, qui sait toujours être drôle sans être insultant. C'est sûrement ce qui avait fait craquer Inès. Elle me regardait du coin de l'œil avec une sévérité trahie par un sourire. Elle portait son bonnet rose pastel qui protégeait le haut de ses oreilles métisses et une écharpe vert clair dans laquelle elle s'emmitouflait. Elle avait tenu à aller dehors, dans la cour, pour observer les garçons jouer. C'était Josh qu'elle voulait voir. Pour éviter de penser au froid et parce que je m'en foutais de voir des mecs lancer un ballon. Je me suis plongé dans la lecture de légendes. Ma préférée c'était la Fille de Glace parce qu'elle avait notre âge et réalisait le rêve secret des gens comme moi : aller contre les forts.

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