Odyssée - Livre I : La Cité
1. -1-
La lune montait sur les toits de la Cité, laissant quelques étoiles perler peu à peu dans un ciel d'encre. Sa lueur éclairait les rues habituellement bondées qui se vidaient à vue d'œil. La pluie s'écrasait au sol avec un petit bruit qui la fit sourire et la fraîcheur du soir secoua ses cheveux attachés. Près d'elle, le bruissement léger d'un ruisseau se laissait entendre et la chaleur furtive d'un animal lui caressa la jambe. Ses épaules se soulevèrent le temps d'une longue inspiration qu'elle relâcha sans pression ni précipitation. Elle se sentait bien, s'imprégnait de ce calme relaxant, de cette ambiance qui régnait, cette sérénité, cette...
— Jun ?
Elle ouvrit les yeux, et tout disparut. Les étoiles se transformèrent en scintillement de brume polluée. Au loin une gouttière déversait son offrande dans une bouche d'égout ou quelques rats iraient trouver refuge pour la nuit. Elle sentit la chaleur d'un de ses compagnons contre son bras, et le vent, sifflant dans ses oreilles, annonçait un mauvais présage.
Face à eux se tenait l'usine d'arme, imposante et métallique, qu'ils allaient réduire à néant sous peu.
— Jun ! répéta son compagnon. Reprend-toi, on va y aller.
La jeune femme se ressaisit, laissant son regard balayer la zone autour d'elle. Elle serra le poing face à l'état de décrépitude qui se généralisait au secteur 4, rien d'étonnant pour l'un des secteurs les plus pauvre de la Cité. Leurs actions répétées ne semblaient avoir aucune répercussions sur le gouvernement. Il était d'ailleurs étrange de voir avec quelle rigueur l'armée fréquentait une usine aussi petite...
Anna, l'une des résistantes qui accompagnait la jeune femme, se dirigea vers la petite porte dissimulée sur un côté de l'usine. Après quelques minutes, le boitier métallique qu'elle plaqua près du digipad se para d'une lumière verte, et un léger son indiqua sa réussite. La porte s'ouvrit dans un chuintement et un grand homme brun s'avança prudemment. Il observa ses compagnons et, d'un signe de tête entendu, ils entamèrent le plan mis en place des mois auparavant.
Le groupe aperçut la caméra inerte au coin de l'entrée. Avant de venir, Anna était parvenue à pirater la surveillance du lieu, répétant en boucle une section enregistrée quelques jours plus tôt. Un subterfuge qui ne payait pas de mine mais qui avait le mérite de faire illusion pendant quelques heures. Pas d'alarme, pas de caméra. S'ils faisaient vite, le Président ne se rendrait compte de ce qu'il se passait que lorsqu'un feu d'artifice illuminerait le coin de sa fenêtre !
La mission à accomplir ce soir là n'avait rien de compliqué, chaque groupe se dirigerait vers un point pilier de la structure, l'explosion s'occuperait de fragiliser l'ensemble et il ne resterait de l'usine d'arme qu'un tas de pierre gisant dans leur dos.
Petite usine, petite équipe. Leur mission n'avait rien de grandiose, juste une piqure de rappel.
D'un signe de la main, leur chef capta l'attention des trois résistants qui l'accompagnaient.
— Bien, annonça-t-il dans un murmure. On se sépare ici. Jun, à la salle de stockage avec Adam comme prévu. Anna et moi, on continue jusqu'au bureau. Les premiers arrivés font sonner le téléphone de l'autre groupe et on actionnera le compte à rebours ensemble.
Jun réajusta doucement le sac qu'elle portait en écoutant le récapitulatif de Zhéos, la bombe pesait sur son dos mais elle n'y prêta pas attention. Elle s'en délesterait bien vite.
— Le détonateur se déclenche au bout de trente minutes, on s'en laisse quinze pour se retrouver au point de ralliement. Dépassé ce délai si des personnes ne sont pas présentes on sera contraint de les laisser pour ne pas mettre le groupe en péril. Est-ce que vous êtes tous d'accord ?
Chaque résistant hocha tour à tour la tête. Cette mesure de sécurité avait été mise en place par le groupe entier, et tous l'avaient adoptée en leurs âmes et consciences. Jun serra la main que Zhéos leur tendit et, après un dernier regard envers ses deux camarades qui quittaient la salle par le couloir adjacent, Adam et elle s'aventurèrent dans les profondeurs de l'entrepôt, la bombe artisanale patientant dans son sac à dos.
La salle de stockage se situait au bout d'un long couloir de fabrication. Leurs pas se répercutaient insolemment contre les murs gris éclairés par quelques néons sautillants.
— D'après Zhéos, une si petite usine ne devrait pas avoir trop de gardiens, chuchota Adam.
— Reste tout de même sur tes gardes, il y en a toujours au moins un derrière ses écrans et un autre en ronde. C'est ta première mission ?
Il acquiesça.
Jun observa ce jeune homme qu'elle connaissait sans le connaître. D'un âge sensiblement égal au sien, les deux avaient grandis dans le secteur 5 de la Cité, le quartier commercial des basses zones. Issue d'une famille de marchand plutôt aisée, elle n'avait jamais eu l'occasion de discuter avec ce gaillard de la maison en face. Il fallait dire que son père avait toujours été très strict sur ses fréquentations. Son grand-père avait repris le flambeau à son décès et cela était devenu un automatisme pour la jeune femme. Malgré tout, elle avait toujours trouvé chez lui un petit air malicieux qui ne la laissait pas indifférente.
"Pourquoi ne l'ai-je pas rencontré dans d'autres circonstances ?"
La chaîne de fabrication qu'ils arpentaient lui parut sans fin tant l'obscurité et le silence des lieux les oppressaient. Cet univers de métal et de mort fabriqués à la chaîne véhiculait une aura glaciale et implacable.
— Tu ne trouves pas ça étrange ? finit par demander Jun en observant les lieux.
— Quoi donc ? lui répondit son camarade en ouvrant précautionneusement la porte de la salle de stockage.
— Ca me parait bien propre pour une usine...
Adam lui offrit un regard interrogateur, le sourcil gauche exagérément relevé.
— Trop propre ? Tu t'attendais à autre chose.
— Quelque chose de moins aseptisé, oui. On dirait que rien n'a servi depuis des mois ici. Il n'y a même pas un composant qui traîne, tout est parfaitement rangé comme s'ils avaient prévus de quitter les lieux demain...
Adam haussa les épaules. Ces commentaires étaient certes véridiques, mais le sac harnaché au dos de sa camarade et l'explosif qu'il contenait lui rappelèrent que ces remarques étaient loin d'être à l'ordre du jour.
Sans un bruit, Adam pénétra dans la pièce adjacente.
La salle de stockage avait été choisie comme point d'impact. Loin d'être la plus centrale, la capacité explosive des armes qui s'y trouvaient leur permettrait d'augmenter considérablement la puissance de la petite bombe maison.
En survolant la salle plongée dans le noir, la déception l'envahit. Sa vue accommodée depuis qu'ils étaient entrés ne lui permettait de discerner que quelques malheureux fusils ornant les étagères métalliques. Ce qu'elle déplora grandement quand la lampe torche le confirma et, quoiqu'en dise son coéquipier, agrandit son malaise.
Elle s'installa toutefois près de son camarade et dégagea du sac la bombe qu'il entreprit de programmer. Les longues heures d'entraînement lui offrant un automatisme qui le rendait sûr de lui.
La jeune femme se redressa pour observer les alentours. La pièce dans laquelle ils se trouvaient n'était pas bien grande, et les quelques armes éparpillées sur les rails ne la rendait que plus misérable. Seuls deux fusils s'alignaient sur le mur du fond, l'air délaissé. Jun songea un instant à s'en emparer d'un, il était difficile d'armer la résistance. Elle y renonça toutefois, là n'était pas leur mission et elle risquait de mettre sa vie ou celle des autres en danger si on la surprenait avec une arme aussi conséquente. La résistante détourna le regard. Peu importait, tout partirait en fumée sous peu.
Derrière elle se dressait une étagère aussi vide que le reste de l'usine. Seule une caisse métallique non verrouillée occupait la place. Vide. Elle passa son doigt sur l'étagère et un amas doux et poisseux s'y colla. La pénombre l'empêchait de voir l'état réel de la commode, mais elle aurait parié qu'elle n'avait pas été utilisée depuis bien longtemps.
— Voilà, chuchota Adam, il ne reste plus qu'à attendre le signal de Zhéos pour lancer le minuteur.
Jun alluma son téléphone et sélectionna celui de l'autre groupe. Le petit écran illumina son visage dans le noir alors que le silence s'abattait sur eux, les écrasant de tout son poids.
— Je ne sais pas si tu y as déjà fait attention, mais on s'est souvent croisés sur la place, annonça soudainement son camarade. Tu y habites, c'est ça ?
La jeune femme se tourna vers son collègue, surprise par cette discussion quelque peu inattendue. Était-ce pour autant surprenant au vu de la pression croissante du silence et de la nuit ?
— Euh... bégaya-t-elle, ce n'est pas vraiment le moment de parler de ça je crois.
— Excuse-moi, t'as raison...
Jun observa son camarade. Ses traits tendus et crispés se ressentaient autant qu'ils se voyaient. Tout ce à quoi elle avait dû ressembler lors de sa première mission : Angoissée et impressionnée à la fois. Elle tenta de détourner son attention de la tension qui devait lui saccager les entrailles.
— Je vis au-dessus du bar, murmura-t-elle. Donc si tu t'es déjà retrouvé complètement amoché en fin de soirée, oui, il y a des chances qu'on se soit croisés.
Cette remarque les fit rire tous les deux, un rire nerveux mais franc. Un rire nécessaire au jeune Adam. Le téléphone vibra.
— Bon, on y va, t’es prête ? Une fois le compte à rebours lancé il faudra courir.
Elle acquiesça d’un signe de tête, reprenant son air sérieux.
— Très bien, reprit son camarade, un... Deux...
Jun aperçut brièvement la danse d'un faisceau lumineux sur le mur. Sa bouche s'ouvrit dans un cri d'alerte. Trop tard. La détonation réduisit sa voix à néant. Adam la regardait droit dans les yeux. Sa bouche s'entrouvrit légèrement, ses yeux s'écarquillèrent. Les mains sur le cœur et le souffle anormalement rauque, il s'étala de tout son long sur jun. Ses vêtement se tachèrent de sang à son contact.
— Adam ! cria-t-elle.
Elle le traîna à l'écart, cherchant du regard un abri. Une balle atteignit le mur à côté d'elle. Des rais de lumière tourbillonnaient en tout sens en un enchaînement macabre.
— Laisse-moi, articula difficilement Adam tandis qu'elle le traînait derrière un pilier. J'ai actionné...
— Hors de question ! s'écria la jeune femme en gémissant sous l'effort.
Sa vue se brouilla et elle chuta à terre, surprise. Quelques tâtonnements sur son visage et elle sentit un liquide poisseux qui le recouvrait. Adam gisait au sol, une balle logée dans sa tempe. C'était son sang qui la recouvrait.
Les balles fusaient. Leurs détonations se mêlaient aux cris des gardes qui l'assaillaient. Le compte à rebours avait été lancé, Adam mort à ses pieds. Après un dernier regard embué de larmes vers son compagnon, elle se redressa et courut. Sa main rencontra un fusil sur son passage et elle s'élança à toute vitesse contre la porte donnant sur le couloir. Tout son corps ne se concentra que sur cet objectif simple : S'enfuir. Elle devait à tout prix atteindre le lieu de rendez-vous. Hélas, l'accès à l'entrée secondaire l'obligeait à traverser une salle à présent emplie de soldat.
De vieux néons blafards éclairaient le chemin du couloir principal. Deux choix s'offrirent à elle : Retourner dans la salle de fabrication et affronter ses assaillants, ou bien bifurquer pour rejoindre l'entrée principale en passant devant la salle de surveillance.
L'un des soldat la prit à contre-sens, elle n'eut d'autre choix que de tourner à l'angle vers l'entrée principale. Elle tira une rafale dans sa direction dans l'espoir de gagner un peu de temps mais le recul de l'arme lui broya l'épaule.
C'est alors que l'alarme se déclencha comme un coup de tonnerre. Elle beuglait son alerte à qui pouvait l'entendre, amplifiant sa douleur à l'épaule. Jun supposait que trois soldats les avaient surpris dans la salle de stockage, et voilà qu'un quatrième donnait l'alerte.
Toutes ces heures passées à étudier les plans, à réfléchir à chaque détail. Tout avait été planifié. Qu'est-ce qui avait bien pu leur échapper ?
Le compte à rebours était tout de même lancé.
Un coup de feu résonna au loin.
"Zhéos et Anna !"
Elle poursuivit sa course folle le long du couloir, tourna une nouvelle fois et les vit enfin.
— Jun ! Qu'est-ce que tu fais encore là ?
Un brouhaha d'ordre se faisait entendre derrière Zhéos et Anna qui se rapprochaient d'elle en courant.
— Demi-tour ! hurla Jun. Ils sont derrière moi !
— Il y en a d'autres qui viennent de l'étage ! annonça Anna.
D'autres gardes... Combien étaient-ils à surveiller cette usine minable ?
L'entrée principale s'étalait devant eux. Un garde jaillit de la salle de surveillance adjacente afin de leur bloquer la route, l'arme au poing. Zhéos dégaina son pistolet et tira sans hésitation.
— Reculez ! Ordonna-t-il à ses coéquipières.
Pris au piège ! Zhéos et le garde tiraient à vue.
— Par ici ! s'écria Anna.
Jun la rejoignit en vitesse. La jeune femme tira en rafale du mieux qu'elle put, le couloir n'offrait qu'une maigre protection. Bientôt, la distance les séparant des soldats ne suffirait plus à les protéger.
Anna brancha son téléphone au boitier arraché d'une porte qui fermait le couloir.
— Vite Anna, ragea Zhéos dont les munitions commençaient dangereusement à diminuer.
La résistante poussa un cri de victoire.
— Allez-y ! ordonna-t-elle après avoir tiré la porte vers elle.
Jun s'engouffra dans les escaliers, suivie de près par Zhéos dont l'arme vide pendait au bout du bras. La jeune femme lui tendit son fusil, lui s'en servirait sûrement beaucoup mieux.
Un relent acre et acide s'immisça alors jusqu'à ses narines, et la résistante dut réprimer un haut le cœur. La situation ne lui permettait pas ce genre de faiblesse.
— Rentre Anna !
Sa coéquipière arracha rapidement le lien entre son téléphone et la porte. Mais trop tard. Une balle intercepta la malheureuse. Son corps manqua d'emporter Jun dans sa chute et la jeune femme hurla. Anna... Cette mission se transformait en enfer. Jun souleva le corps de sa camarade jusqu'en bas des escalier. Le constat fut sans appel, après Adam, Anna gisait désormais dans ses bras. Zhéos verrouilla la porte avant de descendre. Il n'eut pas besoin de mots pour comprendre sa camarade. Anna et Adam n'étaient plus. Il ne restait plus qu'eux. Jun retint difficilement ses larmes, elle pleurerait ces morts plus tard ou les rejoindrait sous peu. Elle caressait doucement les cheveux de sa camarade quand Zhéos la remit sur pieds.
— Il n'y a pas d'issue Zhéos. On est en sous-sol et il reste à peine quelques minutes.
— On va s'en sortit Jun ! promit l'homme en attrapant son amie par les épaules. Viens, on ne peut plus rien pour elle.
Dans un derniers regard vers Anna, la résistante se remit en marche, bien déterminée à trouver une issue, mais tituba. L'odeur ici était encore plus insoutenable. Ses yeux balayèrent la vaste salle souterraine dans laquelle ils avaient fait irruption. Une rangée d'ordinateurs s'alignait le long du mur tandis que plusieurs documents éparses jonchaient le bureau. Des instruments de mesure décoraient ce qui ressemblait à s'y méprendre à un centre de recherche. Des tasses à café et assiettes vides gisaient de-ci de-là. La froide propreté de l'usine qui avait paru si étrange à la jeune femme était largement compensée par cette salle. Son utilisation quotidienne ne faisait aucun doute.
Elle crut entendre les soldats s'acharner à ouvrir la porte de l'étage, mais les sons lui venaient comme étouffés.
Face à elle un portail colossal les toisait. Jun resta figée sur place. D'au moins cinq mètres de hauteur sur trois de long, l'imposante structure dominait les lieux. Sa pierre blanche se détachait insolemment du gris plâtreux des murs. Son arcade arrondie s'ornaient de motifs complexes, symboles entrelacés tout en courbe d'une délicatesse presque artistique. Ces ornements contrastaient avec les traits rudes et profonds qui s'y ajoutaient, créant des symboles que les deux amis furent bien incapables de comprendre.
Jun s'en approcha sans s'en rendre compte, comme irrésistiblement attirée. Ces lourds battants de bois et de pierres semblaient scellés depuis des millénaires. La jeune femme tendit les bras. Elle devait toucher, elle devait sentir la force qui émanait du bois, la beauté des lignes qui composaient l'arcade... Tout en ce portail l'attirait. Ses mains s'y déposèrent délicatement, fourmillante de picotements électriques, une angoisse pointue au fond de sa gorge. Non, elle ne voulait pas, elle ne souhaitait pas s'approcher davantage. Elle aurait voulu crier, appeler à l'aide, hurler le nom de son ami si proche et pourtant inexistant à cet instant. Ses mains se recouvrirent de fines rainures noires qui lui chatouillèrent la paume en contact direct avec la porte, titillant le bout de ses doigts fins comme une subtile invitation à des plaisirs qu'on lui offrait. Jun ne parvenait plus à détourner le regard de ces veines qui lui procuraient à présent une peur inexplicable.
La déflagration arracha les meubles, déchirant le plafond de l'usine qui s'écroula sans résistance. Le feu emporta avec lui tout ce qu'il put consommer en sein de la construction, laissant les malheureux qui s'y trouvaient recouverts de débris, sans peu d'espoir de survie.
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