Les nouveaux voyageurs

/ 1. Pénélope 0 0%
Les nouveaux voyageurs

Les nouveaux voyageurs

l'alchimiste


1. Pénélope 0

Le vol AF 97 en provenance de l’aéroport John-F.- Kennedy, à bord de l’un des quinze A330-200 de la compagnie Air France, était parti très précisément à 21 h 25, le vendredi 23 décembre 2016, sous une pluie fine mais soutenue. Il survola Brest le lendemain matin et commença à amorcer sa descente pour Paris-Charles-de-Gaulle, où il devait atterrir aux alentours de 10 h 50 comme prévu par le plan de vol, ce samedi 24 décembre. À son bord, parmi les 208 sièges tous occupés, de très nombreux « expats » qui revenaient quelques jours en France au moment des fêtes de Noël pour retrouver leurs familles. Parmi eux, assise à la place no 41D au fond de l’appareil, une jeune femme, dont le prénom Pénélope avait été choisi sciemment par ses parents en hommage à la femme d’Ulysse, fut la seule à ne ressentir aucune appréhension lorsqu’elle monta dans l’avion ni au moment des nombreux trous d’air qui émaillèrent le voyage. Elle ne revenait pas de New York, elle anticipait juste la catastrophe à venir.

Les nuages, très bas, rendaient la visibilité particulièrement mauvaise. Au moment précis de l’amorce de la descente, sans qu’il soit immédiatement détecté par les pilotes, un incident rarissime se produisit. Les pilotes avaient activé le GPWS* – système embarqué d’avertisseur de proximité du sol – destiné à éviter qu’un avion ne s’écrase, surtout lorsque la visibilité était mauvaise. Même si ce système s’avère moins évolué que le récent E-GPWS, il n’en demeure pas moins parfaitement efficace pour détecter la proximité du sol à la verticale d’un avion. Il se révéla soudain défectueux et ce fut le contrôleur de l’aéroport qui, le premier, constata et signala immédiatement le problème aux pilotes de l’appareil :

– Vous êtes trop bas ! Vous n’êtes qu’à 2 000 pieds en approche !

Alors que dans le même temps, les pilotes se croyaient à 4 000 pieds. Mais il était déjà trop tard, et lorsque l’avion, quelques secondes après, sortit de la masse de nuages et découvrit le sol à peine à quelques mètres, le pilote ne put que constater qu’il n’aurait pas le temps de redresser, et cria par réflexe dans son casque « mayday » à une tour de contrôle elle aussi impuissante.

À la même seconde, la jeune femme de la place no 41D reçut un appel dans une oreillette particulièrement discrète !

– Pénélope, ça va être ton tour !

La jeune femme ne douta à aucun instant de la fiabilité de son interlocuteur ni de l’information transmise. Elle ne perdit pas une seconde et arma son geste dans la foulée. Elle fit bien, car à peine avait-elle agi, que l’avant de l’avion se disloquait en rencontrant le sol. Les passagers encore vivants, surpris ou figés par la peur, s’attendirent à ce que l’enfer envahisse l’ensemble de l’habitacle. Pourtant, il n’en fut rien. Mieux, à cet instant précis, tout parut figé, et des flammes à la carlingue, en passant par les valises qui avaient commencé à tomber,

* Ground Proximity Warning System.

rien ne bougea plus, comme si soudain le temps s’était brutalement arrêté ! Pour les voyageurs survivants, il se produisit alors un second évènement encore plus incroyable que le précédent. La jeune Pénélope, seule à pouvoir encore se mouvoir, se détacha calmement, et se leva comme si rien de tout ceci ne se produisait réellement. Puis, après avoir jeté un rapide coup d’œil circulaire, elle commença à avancer lentement dans la travée de gauche de l’appareil dont elle était la plus proche, détachant méticuleusement les passagers les uns après les autres sur son passage.

Autour d’elle, ces corps totalement immobiles auraient pu faire penser qu’ils étaient tous morts, mais il n’en était rien ! Ils vivaient et respiraient. Ils se trouvaient juste, comme l’avion, les flammes et les objets en suspens tout autour d’eux, totalement immobilisés par quelque chose, ou quelqu’un de plus puissant qu’eux, de plus fort que ce temps soudain domestiqué, maté. Arrivée à l’extrémité des zones économiques, au début des Premium, Pénélope fut pourtant contrainte de s’arrêter, bloquée par les flammes qui léchaient presque son visage. Pour ceux installés à l’avant, il était déjà trop tard. Elle se mit à les regarder fixement, comme si elle cherchait à les défier. Puis, elle repartit brusquement dans l’autre sens, par la travée de droite cette fois, et recommença inlassablement son manège avec les ceintures de sécurité des passagers. Lorsqu’elle eut terminé de détacher tous les survivants, elle revint à l’avant de la partie encore épargnée de l’appareil, à hauteur des sièges 19 à 21, et s’immobilisa, comme si elle attendait quelque chose, ou quelqu’un. Son attente fut brève, car à peine quelques secondes plus tard, deux silhouettes venues de nulle part sortirent soudain des flammes pour s’arrêter net devant elle.

– Dépêchez-vous, le temps s’impatiente ! lança-t-elle en chuchotant, avec un léger ton de reproche dans la voix. À cet instant, elle réalisa qu’il ne subsistait pas le moindre bruit autour d’elle. À chaque fois, ce détail l’étonnait. Malgré son expérience, elle ne s’y faisait toujours pas ! Après le chaos, on aurait dit une sorte de trêve, d’étale. Il était toujours utile de s’entraîner, sinon, à force, elle perdrait la main… Ses deux nouveaux compagnons ressemblaient à tout, sauf à des sauveteurs. La jeune femme d’abord, du genre sportive, brune, élancée, plutôt jolie, aurait très bien pu se retrouver dans un groupe d’enseignants d’EPS d’un collège. Quant à l’homme, la cinquantaine bien tassée, il remplissait copieusement son costume trois-pièces digne du siècle dernier, recouvert de poussière à en faire éternuer les moins allergiques. Rien qu’en le regardant, on l’imaginait plutôt en animateur jovial proche de la retraite et parfois soupe au lait d’une quelconque MJC de province.

– Pour ceux-là, il n’y a, je le crains, plus rien à faire, glissa Pénélope à ses nouveaux compagnons, tout en montrant les corps déjà sans vie des places Business de l’avant de l’appareil. En revanche, pour tous les autres, une chance que je me trouvais dans le même avion qu’eux !

Après avoir pris le temps d’évaluer la situation, ils se mirent enfin à accélérer nettement la cadence, s’évertuant, parfois en s’y prenant à plusieurs, à transporter chacun des survivants – car il s’agissait bien de cela – à l’extérieur de l’appareil, les déposant sans ménagement à même le sol de la bande de piste, le plus loin possible de la trajectoire apocalyptique de l’appareil. Lorsque tous les passagers encore vivants furent ainsi tirés d’affaire, la jeune femme les rejoignit, et, tout en s’allongeant par terre à leurs côtés, elle salua une dernière fois ses compagnons qui repartaient déjà d’où ils étaient venus : de nulle part !

La jeune femme n’eut plus qu’à réitérer son étrange geste, et l’enfer recommença. L’avion continua sa course mortelle, achevant de s’écraser au sol, dans un déluge de flammes et d’explosions, comme si la nature voulait rattraper le temps perdu, et se déchaînait encore plus après avoir été freinée. À son bord, excepté les membres d’équipage décédés, il ne restait qu’une dizaine de passagers tout au plus, déjà condamnés depuis bien longtemps.

Tandis que les autres, indemnes, retrouvaient peu à peu leurs esprits, l’avion achevait de se disloquer, à peine à quelques dizaines de mètres de là. La plupart, médusés et terrorisés, voyaient, sans vraiment comprendre, ce destin leur échapper totalement. Dépassés, submergés par l’émotion, rares furent ceux qui commencèrent à se demander alors par quel miracle ils avaient pu être éjectés, et échapper de la sorte à une mort si terrible, et si irrémédiable.

Tout en se protégeant des nombreux projectiles qui s’acharnaient à essayer de leur ôter la vie, ils devinèrent au loin, à défaut de les entendre – au milieu de ce maelstrom indescriptible –, des dizaines de camions de pompiers qui fonçaient droit vers eux, dans une course désespérée et vaine contre la mort.

Dans l’aéroport Charles-de-Gaulle, sous les regards impuissants des hommes et des femmes qui assistaient à la catastrophe depuis les zones d’attente, l’avion n’en finissait pas de se désagréger le long de l’une des quatre pistes.

Pénélope, légèrement en retrait, observait ses congénères du coin de l’œil, à l’affût d’une réaction, d’une interrogation. Mais cela ne vint pas, et, comme toujours dans ces cas-là, la jeune femme s’en étonnait, toujours surprise, voire déçue par la lenteur de la pensée humaine lorsqu’il s’agissait d’affronter des catastrophes et d’analyser ces évènements extraordinaires. La manière dont ils s’en étaient sortis aurait dû les surprendre, les inquiéter, déclencher chez eux des foultitudes de questions. Bien entendu, elle ne leur demandait pas ne serait-ce que d’imaginer ce qu’il venait de leur arriver, ou tout simplement l’infime chance qu’ils avaient eue de se trouver dans le même avion qu’elle. Non ! Juste un peu de jugeote. Dans les yeux des pompiers, arrivés enfin sur place, elle put lire autant de surprise que d’interrogations, voire de la méfiance. Eux au moins s’interrogeaient, se posaient les bonnes questions, mettaient en doute ce qui ressemblait à un miracle. Pénélope aurait payé cher pour se trouver quelques instants à la place de son amie Annabelle et comprendre les pensées de tous ces pompiers immobiles, interdits devant tous ces survivants.

Comment tous ces gens avaient-ils fait pour s’en sortir de cette manière ? Comment autant de personnes pouvaient avoir eu tellement de chance en même temps ? Par quel miracle avaient-ils pu sortir indemnes d’un tel accident ?

La jeune femme savoura ce bref instant de gloire en toute discrétion. Elle venait, avec l’aide du Commissaire et d’Annabelle, de sauver pas moins de 180 passagers et cela lui faisait, comme toujours, infiniment plaisir. En vérité, elle commençait à prendre goût à son nouveau « métier » et aimait tous ces moments furtifs durant lesquels elle se comportait en héroïne, mais une héroïne toujours méconnue, invisible, sans grade, ignorée du commun des mortels.

Il y avait chez elle un paradoxe, elle qui, dans la vie de tous les jours – son autre vie – aimait plutôt attirer la lumière. Là, elle s’en moquait bien, en tant que Pénélope, de ne demeurer que ce sans grade, ce soldat de l’ombre, ce sauveur ignoré, ce voyageur méconnu.

Après ce bref instant d’introspection, une foule bruyante et ennuyeuse arriva, et cette phase parut, comme toujours, beaucoup moins intéressante à la jeune femme. Il y eut les psys, les hurlements des proches apeurés, prévenus à la hâte, les larmes de joie des proches des survivants, ceux qui n’avaient pas eu cette chance…

Puis, dans un hall glacial traversé de courants d’air, après de longues heures d’attente, vint la libération, le retour à la maison. Enfin ! Mais avant, il y eut cette scène hilarante, qui amusait toujours autant Pénélope, du Commissaire qui attendait la jeune femme comme les autres familles dans ce hall spécialement sécurisé pour la circonstance, et joua à la perfection le père qui retrouve sa fille miraculeusement indemne, les larmes aux yeux. Il en faisait des tonnes, et elle lui donnait d’ailleurs le change. À peine sortis de l’aéroport, les deux Voyageurs cherchèrent à s’évanouir au plus vite dans la nature, avec ce sentiment délectable d’avoir accompli leur mission. Ils rejoignirent une borne de taxi, et montèrent dans le premier disponible.

– Bonjour, place du Châtelet, s’il vous plaît, indiqua celui que l’on nommait le Commissaire, sans jeter le moindre regard derrière lui.

Dans le hall de l’aérogare, un peu en retrait, une silhouette discrète observait toutes ces scènes touchantes sans la moindre émotion. En réalité, la raison de sa venue venait juste de quitter l’aéroport dans un taxi. Il n’avait donc plus rien à y faire non plus et ne s’éternisa pas, quittant le hall à son tour dans la plus grande discrétion.

Il se rendit dans le parking « dépose-minute » du terminal 2E de l’aéroport de Roissy, et l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il hèle le premier taxi venu, mais il n’en fut rien et parut attendre une autre solution pour quitter l’aéroport. En fait, très peu de temps plus tard, une voiture taxi bâchée s’arrêta à sa hauteur. Sans même regarder le conducteur, l’homme monta dans le véhicule et s’adressa à lui avec autorité :

– Terminal T, avant que ce dernier ne parte immédiatement vers cette étrange destination qui n’existait pas !

Quelques jours plus tard, lorsque le rapport final de l’accident fut remis au ministre des Transports par le BEA, comportant notamment la transcription des enregistrements des deux boîtes noires, un détail n’avait pas échappé à l’un de ses conseillers, justement spécialisé dans le transport aérien et l’aéronautique. Ce dernier ne manqua pas, en petit comité, dans les bureaux feutrés du cabinet du ministre, boulevard Saint-Germain, de lui faire remarquer une anomalie qui ne pouvait en être une, car le rapport avait été vérifié maintes fois :

– Monsieur, avez-vous constaté comme moi que rien ne s’est produit pendant vingt bonnes minutes ?

– Je ne comprends pas ! répondit le ministre, passablement agacé. Qu’entendez-vous par « rien ne s’est produit » ?

– Cela veut dire qu’entre le début et la fin de l’impact de l’avion au sol, il s’est écoulé 20 minutes pendant lesquelles… il ne s’est rien passé, comme si le temps s’était arrêté.

– Et vous voulez que j’explique cela comment aux journalistes ?

– Non, Monsieur, je ne vous le demande pas. Il serait inutile de chercher à justifier ce qui reste inexplicable. Je tenais juste à vous faire remarquer que cela peut expliquer comment tous ces passagers ont été miraculeusement éjectés de l’avion, ainsi que toutes les zones d’ombre qui subsistent encore autour de cet accident. Les gens adorent les miracles et ne vont probablement pas chercher à comprendre ce qu’il s’est réellement passé. Mais on ne sait jamais, un journaliste un peu trop zélé… En tous les cas, je peux vous affirmer que ce passage du rapport a été soigneusement ôté de la version officielle. Il pourrait être intéressant de nous pencher sur les noms des passagers pour mieux les connaître et peut-être découvrir…

– N’en faites rien, interrompit sèchement le ministre, si vous voulez terminer vos jours tranquillement.

Quant à l’exemplaire de la version officieuse de l’accident, il termina dans l’un de ces tiroirs qu’en général on ne rouvre jamais.

Commentaires (0)