Stolenguard : Un monde inhumain
1. Épisode 1 : Survie
7 mars 2046, il pleut depuis quelques jours – non pas des averses, mais une pluie continue. L’ordre a été donné de rester confiné chez soi pour éviter tout danger, le temps de rétablir un climat correct. Vuür a beau avoir le contrôle sur la météo, celle-ci semble lui filer entre les doigts depuis plusieurs semaines. Il sent que quelque chose se prépare ; aujourd’hui sera un jour décisif pour lui.
*
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Steven, neuf ans, fait partie des Altas, une tribu proche de celles de Métopa et de Drûlas. Les Altas vivent dans une entente presque parfaite. Le vent souffle intensément, avec des pointes de plus de 140 km/h. Steven observe, par la fenêtre de sa chambre, un grand sapin se plier sous la force du vent. Il se frotte les mains et dit à voix haute :
— Il va craquer !
Il est tout excité et sautille sur place en attendant que le fameux « crac » se produise. La télévision fonctionne en arrière-plan. Une émission culinaire, maintes et maintes fois rediffusée, présente une façon originale de préparer la lasagne. Pour passer le temps, Steven balance une balle en mousse sur l’écran.
— Ras le bol de toutes ces conneries qui passent en boucle ! Plus de dessins animés à la télévision, comme si ça rendait méchant ! Il a rien compris le boss, et qu’il aille se faire voir avec ses « mauvaises influences » !
La balle traverse les faisceaux lumineux, qui forment l’image, pour atterrir plus loin sur le sol. Sa chambre est dans un état lamentable : le lit défait regorge d’affaires scolaires éparpillées sur la couette ; la poubelle déborde au point de recracher des trognons de pommes et des feuilles griffonnées ; une mélasse bizarre et collante se trouve sur son bureau. Une bibliothèque, parallèle au lit, comporte quelques livres de science-fiction, dont un intitulé « Le Second Trône ». Le reflet de l’horloge numérique indique 18h30 en vert contre le mur.
— Steven !
— Oui, maman. J’arrive.
— Dépêche-toi !
Il regarde en direction de la télévision et dit sèchement :
— OFF.
L’écran holographique disparaît et la lumière du socle se met à clignoter pour signifier que la télévision est en mode veille. Steven descend précipitamment les escaliers.
— On mange ?
Sa mère dépose une petite assiette contenant trois pilules et répond :
— Oui, chéri.
Lui croise les bras et souffle nerveusement :
— Encore !
Son père, installé dans le canapé, réagit face à la plainte de son fils :
— Nous n’avons pas le choix, bonhomme.
— Si, nous avons le choix ! Il n’y a qu’à se rebeller contre Vuür ! J’en ai marre de tout ça.
Sa mère intervient :
— Tais-toi ! Il peut nous entendre.
— Tu deviens parano en plus !
— Ne parle pas comme ça à ta mère, Steven !
Il jette son assiette à terre et hurle méchamment :
— Pourquoi alors mettre ces saloperies de pilules dans une assiette ? Ça ne sert à rien ! J’en peux plus de ces règles, de cette vie et de vous !
L’assiette se brise au sol. Les pilules roulent jusqu’en dessous d’un meuble. Steven, énervé, remonte dans sa chambre sans demander son reste. La mère, visiblement dépassée par les événements, demande à son mari d’intervenir. Marc se lève lourdement du fauteuil et grommèle :
— OK, je vais le voir, mais il n’a pas tout à fait tort.
— Je mets une assiette pour garder l’espoir qu’un jour on pourra de nouveau manger autre chose que ça.
Pour la rassurer, il lui passe chaleureusement sa main sur le visage et lui murmure :
— Garde l’espoir, ma chérie.
Ils ne sont pas un couple parfait ; les hauts et les bas ont contribué à ce qu’ils restent unis pour le meilleur et pour le pire. Ils ont essayé de donner une bonne éducation à leur enfant unique. De son côté, Steven se morfond, allongé sur son lit en pleurant :
— J’en ai marre de tout ça !
Son père frappe à la porte de sa chambre.
— Steven, tu veux qu’on en parle ?
Il renifle à plusieurs reprises avant de dire :
— Non, papa ! Parler, parler, on ne peut faire que ça et encore ! Laisse-moi ! J’ai besoin d’être seul.
Désarmé, Marc retourne rejoindre sa femme dans le salon. La nuit est tombée. Le cri des animaux, qu’abrite le bois situé dans le fond de leur demeure, leur parvient comme un écho légèrement déformé par la pluie.
Son épouse s’impatiente.
— Tu lui as parlé ?
— Non, il n’a rien voulu savoir. C’est un sale gosse ! Même en étant gentil, il faut toujours être derrière lui. J’ai hâte qu’il ait ses dix-huit ans.
— Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ?
— Oh, tu sais bien que je ne le pense pas. Mais comprends-moi, aussi. Je suis sur les nerfs constamment à cause de lui.
— Et moi, je dois tout supporter, alors ? s’énerve-t-elle.
— Chérie, on ne va pas se disputer pour si peu.
— Ah, tu trouves que ce n’est rien !
Le ton monte de plus en plus entre les époux. Steven entend certains mots, certaines phrases qui lui font encore plus mal qu’une fessée.
Subitement, son regard est attiré par des petites lumières rouges qui bougent à l’extérieur de la maison. Il se lève, frotte ses yeux et va observer discrètement par la fenêtre. L’eau coule en abondance sur la vitre. On parvient difficilement à voir ce qui se passe dans le jardin. Il distingue, malgré tout, des hommes très grands portant de longs manteaux noirs, des cagoules, des gantelets métalliques, et dont les yeux rouges brillent dans l’obscurité. Un des hommes s’approche de la porte et y frappe. L’eau ruisselle par endroits, emportant au passage des feuilles mortes mélangées à de la boue. Le père ouvre la porte. Un éclair déchire le ciel en deux, suivi d’un coup de tonnerre. Steven sort de sa chambre et s’accroupit dans le palier de l’escalier afin d’entendre la conversation. Un deuxième homme s’approche et demande :
— Monsieur Livenper, votre fils Steven est-il là ?
La mère semble effrayée par la présence de ces individus.
— C’est pour quoi ? Que lui voulez-vous, à mon fils ?
Il rétorque calmement :
— Répondez à ma question et n’en posez pas une autre en guise de réponse.
Sans tenir compte de la réflexion, le père s’indigne.
— Je désire savoir pour quelle raison vous le recherchez.
Celui-ci pousse la porte violemment ; le père bascule en arrière. La mère, prise de peur, part se cacher dans la cuisine. Steven, à l’étage, tremble à son tour.
— Vous… vous êtes un Stolenguard ?
— Oui, et je vous condamne pour le crime de votre fils. Il a enfreint l’article 730 bis.
— Mais cet article n’existe pas !
Le Stolenguard saisit le père par les cheveux et le soulève au-dessus du sol. Ce dernier s’égosille de douleur et se débat en prenant des deux mains le bras du Stolenguard.
— Vous avez raison, mais dans le futur il existera !
Les deux autres hommes font irruption dans la maison.
— Cherchez le gosse, ordonne celui qui a attrapé le père.
— Il n’est pas ici, crie le père dans un dernier espoir.
Le Stolenguard positionne son autre main, la paume ouverte, vers le front de Marc.
— Ne me mentez pas !
Steven, pétrifié, ne réagit plus. Il pense être dans un rêve.
Le Stolenguard ferme son poing. Un laser jaillit de son poignet. Le père se débat encore plus.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Je connais mes droits.
Des cheveux arrachés tombent sur le tapis qui venait d’être nettoyé.
Le Stolenguard dit avant de tirer :
— Vos droits ? Vous n’en avez plus !
Le faisceau laser lui transperce le crâne. Le Stolenguard le lâche. Le corps inerte retombe sur le sol. Après avoir entendu cela, la mère devient hystérique et se jette vers ces machines qui sont venues non pas les lobotomiser, mais les exécuter. À l’étage, Steven retient ses gémissements. Impuissant, il retourne sur la pointe des pieds vers sa chambre. Ses jambes tremblotent comme une feuille. Après les cris, il n’entend plus la voix de sa mère. Est-elle toujours là ? L’a-t-elle abandonné ? Il ne le sait pas ! Il s’imagine être dans un cauchemar duquel il ne pouvait se réveiller. Tout en pleurant, sa main posée sur sa bouche, Steven entre et ferme à double tour derrière lui. Ils sont en train de tout saccager dans la maison. Confus, Steven sanglote.
— Je… Je n’ai pourtant rien fait. Papa… Maman…
Il ouvre doucement la fenêtre. La pluie tombe de plus en plus fort. Il s’agrippe à la gouttière et descend. Il l’avait déjà fait auparavant pour partir jouer en douce avec ses copains, mais cette fois-ci il le fait pour survivre. En pyjama et pieds nus dans la boue, il se précipite, sans se retourner, vers le bois. Ses pleurs coulent et se mélangent à la pluie froide, qui a redoublé d’intensité. Plusieurs éclairs illuminent la fuite du jeune garçon. Après avoir parcouru quelques dizaines de mètres, Steven s’abrite derrière un feuillage. Il observe, la peur au ventre, sa maison brûler. Les flammes dansent au gré des bourrasques. Les Stolenguards paraissent avoir quitté les lieux, mais ont-ils repéré Steven ?
Dans le doute, Steven s’enfonce dans le bois malgré le fait que ses parents lui en aient interdit l’accès. En percutant les branches, il s’égratigne les bras et les jambes. Son pyjama est déchiré par endroits. Il court de plus en plus vite. La pluie est telle qu’il n’y voit presque plus rien. Soudain, Steven trébuche sur un tronc d’arbre et s’étale dans une marre de boue. Paniqué, il regarde autour de lui et en l’air. Les gouttes s’écrasent sur son visage d’enfant apeuré. Le bruit des branches qui bouge le fait frissonner de peur. Épuisé, il rampe, avec les dernières forces qu’il lui reste, et s’assied derrière un rocher. Inlassablement, il dit encore et encore :
— Tu vas te réveiller, Steven.
Recroquevillé sur lui-même, il finit par s’endormir en murmurant :
— Papa… Maman…
*
**
La pluie a cessé. Vuür a repris le contrôle sur la météo, mais pas sur le cas « Steven ». Les Stolenguards sont toujours à sa recherche. Quant à lui, le petit garçon se réveille en bougeant ses lèvres sèches et empreintes de saleté. Ses cheveux noirs en bataille ont pris la couleur brune de la boue. Non, ce qu’il a vécu la veille n’était pas un cauchemar, mais bien la réalité. Un rayon de soleil, qui est parvenu à se frayer un chemin parmi les feuillages, réchauffe son visage. Il s’assied avec difficulté sur un tas de feuilles mortes, le corps meurtri et blessé. Où va-t-il aller ? Le voilà seul, sans repères et sans famille. Il ne peut plus revenir en arrière, où le chaos et la désolation l’attendent. Il se souvient de son ami d’enfance, qui habite du côté de la tribu de Métopa. Il est à plusieurs jours, voire semaines de marche.
— Ressaisis-toi, Steven.
Mais à peine a-t-il prononcé ces mots qu’il fond en larmes. Comment, à neuf ans, peut-il se ressaisir alors qu’il vient juste de perdre ses parents tragiquement ? Il se relève et marche pendant plusieurs heures dans ce bois, qui devient pour lui une forêt. Il n’en connaissait que les abords. Le soleil se couche déjà. Seul, l’enfant reste sans défense face aux animaux sauvages. C’est le jour de la pleine lune, une aubaine pour lui, car le reflet de celle-ci lui permet de voir un peu aux alentours. Tandis qu’il chemine, il crie de douleur à cause des ampoules qui se font de plus en plus nombreuses à ses pieds. Subitement, il s’arrête et entend le bruit d’un grognement, suivi d’un mouvement de feuilles qui bougent non loin de lui. Il aperçoit une patte, puis une deuxième sortir d’un buisson, et enfin la gueule d’un loup. Les dents acérées de la bête sont capables de le broyer en un instant. Il fait des petits signes de la main doucement et dit :
— Gen… Gentil le loup. Je t’en prie. Ne m’attaque pas.
Le loup, ne pensant qu’à son estomac, s’élance vers le garçon désarmé. Steven fait un bond sur le côté afin de l’esquiver. Son cœur bat à cent à l’heure. Il est prêt à transpercer sa poitrine. La bête se remet en position d’attaque. Il grogne de plus en plus fort ; la bave coule le long de ses babines. Sous le coup de l’adrénaline, Steven ne sent plus la douleur et se met à fuir en courant n’importe où, droit devant lui. Le loup poursuit son gibier. Il arrive à la hauteur de Steven, et d’un coup de mâchoire lui arrache son dessus de pyjama. Déstabilisé par la violence du choc, l’enfant perd l’équilibre et tombe, puis dégringole à toute vitesse un fossé. Les ronces lui lacèrent le dos et le ventre. La douleur de cette chute est tellement intense qu’il s’évanouit en bout de course. Le loup, moins téméraire, se désintéresse de sa proie et fait marche arrière.
Le lendemain, le bruit d’un vaisseau tire Steven de son sommeil. Allongé sur le dos, le regard vers le ciel, il aperçoit l’emblème de la garde royale sur l’escadron qui survole cette immense forêt. L’escadron le recherche activement afin de le capturer et peut-être l’exécuter comme l’ont fait les Stolenguards avec ses parents. Dans sa malchance, la boue qui le recouvre le rend indétectable au radar. Il peine à se relever. Son ventre gargouille et lui rappelle qu’il aurait dû ingurgiter les trois pilules que sa mère lui avait préparées. Ses parents lui manquent. Il sait qu’il ne les reverra plus jamais. Et dire qu’il a eu des paroles dures envers eux et eux de même envers lui. Leur réconciliation n’a pas pu avoir lieu. Les derniers mots qu’il leur a confiés tournent en boucle dans sa tête. L’enfant rassemble ses forces et continue son chemin avec beaucoup de peines. Il ne voit autour de lui que des arbres et aucune échappatoire. C’est pourquoi il commence à perdre espoir. À bout de force, Steven tombe à genoux. Il s’abreuve dans une flaque d’eau et se repose un instant. La nuit l’a de nouveau surpris. L’enfant s’était endormi. En se réveillant dans le noir, il crie à tue-tête en espérant un retour :
— Au secours ! Au secours ! Il y a quelqu’un ici ?
Mais il reçoit son écho pour seule réponse. Après plusieurs mètres de marche, des hurlements </ins>de loups résonnent. Steven se résigne, s’assied et attend son heure. Il pense à ce monde qui a basculé dans l’horreur. Tout est superficiel et sans saveur. Il se dit qu’il n’a pourtant commis aucun crime pour lequel ses parents méritaient d’être assassinés. Mourir, il le voudrait ! Ce serait une délivrance de ce corps qu’il ne contrôle plus. Des larmes coulent encore et encore sur ses joues d’enfant. Il ne laisse pourtant échapper aucun sanglot. Il ferme les yeux paisiblement et dit :
— C’est ça ! Venez et mangez-moi ! Je l’aurai bien mérité.
Les craintes et les inquiétudes font place à une paix intérieure qui le surprend. Est-ce peut-être la sensation d’un mourant avant son heure ?
Après plusieurs jours, Steven se réveille, surpris de ne pas s’être fait dévorer par les loups. Malgré tout, il constate avec frayeur que, suite à ses écorchures, ses plaies n’arrêtent pas de saigner. Elles ne se sont pas cicatrisées ; bien au contraire, il a déjà perdu beaucoup de sang. La douleur a envahi son corps d’enfant. Steven traine son pied comme un poids mort tout en faisant des grimaces de souffrance. Ses blessures dégagent une odeur putride ; signe que l’infection a pris du terrain sur un de ses bras et une de ses jambes.
— Je vais survivre et je me vengerai, Vuür !
Des oiseaux posés sur des branches l’observent dans son cheminement à travers l’inconnu. Il fait un arrêt devant un cours d’eau. Steven hésite un instant, car la fois précédente l’eau était croupie et l’avait rendu nauséeux. La muqueuse sèche, il y plonge quand même sa tête afin de se rafraîchir. Avec soulagement, il s’écrie :
— Ah enfin, de l’eau potable.
Soudain, le ciel s’obscurcit. Des nuages noirs font leur apparition. Steven ne prête plus attention à ce qui l’entoure. Le craquement du bois ne le fait plus sursauter comme auparavant. Le bruit des animaux sauvages lui est indifférent. Brusquement, sa tête tourne. Il ne se sent pas bien. Ses plaies puent à plusieurs mètres à la ronde. Sa jambe gauche et son bras droit sont nécrosés. Ses mains enflées lui font mal, tant l’infection a empoisonné son corps. Le tonnerre gronde, les nuages laissent tomber quelques gouttes froides. Le vent se lève et souffle de nouveau, faisant bouger les branches dangereusement. Steven chancelle et bascule encore une fois dans un tas de bois morts. Le choc lui occasionne encore plus de douleur. Ce regain d’énergie et cette soif de vengeance, étaient-ce un signe de ces derniers moments à vivre ? Toutes ses forces l’abandonnent. Après avoir vomi, il perd connaissance. Venu de nulle part, un vaisseau s’arrête au-dessus du bois. Il dirige ses lumières vers Steven. Dans un même temps, ayant flairé l’odeur de chair, une meute de loups s’approche du corps meurtri de l’enfant afin d’en faire un festin.
À suivre : épisode 2 – Le mentor
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