Chasseurs d'Ombre

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Chasseurs d'Ombre

Chasseurs d'Ombre

MouetteRieuse


1. La Citadelle

La ville était baignée de la lueur bleutée de la lune dont les rayons s’immisçaient insidieusement entre les ruelles serpentines. Talême était plus grande que ce qu’avait imaginé Niwel. Elle avait rêvé d’un hameau tranquille et sans histoire, loin de tout sauf de la forêt sombre qui la bordait et dont les ombres gigantesques se mêlaient, trompeuses, à celles de la ville. La jeune femme devrait être particulièrement attentive ce soir. Malgré les rayons lunaires, la cité pouvait rapidement se montrer sournoise avec ses pierres sombres, ses nombreux culs-de-sac et ses chemins labyrinthiques. Souvent, quand elle était plus jeune, Niwel avait voulu voyager jusqu’à Talême. Elle s’était imaginé des bâtiments en bois, une architecture simple et propre, un voisinage accueillant et agréable. Elle n’était pas déçue, non, elle ne l’était plus depuis longtemps. Simplement surprise, car elle se rendait une fois de plus compte que ses rêves n’avaient plus rien à voir avec la réalité.

À petits pas timides, Niwel chercha un coin pour passer la nuit. Elle avait voyagé près d’un mois entier depuis Avir sans réel but sinon celui de comprendre pourquoi elle faisait cela. Elle était affamée, assoiffée, et épuisée. En dehors de sa cape en laine épaisse, ses vêtements se résumaient en une armure de cuir souple au-dessus d’une chemise rapiécée. La jeune femme grelotait. Malgré le printemps bien avancé, les nuits étaient encore glaciales et elle pouvait s’estimer heureuse d’être toujours en vie après avoir entrepris un tel voyage seule. Avec amertume, elle repensa à ceux qui l’avait poussée à le faire : ses parents, qui ne l’observaient plus avec amour mais avec terreur, ses prétendus amis, qui n’avaient pourtant pas bronché lorsqu’elle leur avait révélé la réalité à son sujet, ses tuteurs, qui avaient, eux, le luxe de rester bien au chaud à la capitale…

Enfin, après plusieurs minutes à se retourner avec paranoïa sur les ombres des rues désertes, Niwel fut accueillie par la chaleur et la lumière d’une taverne. L’endroit était simple : une pièce carrée, un comptoir à l’hygiène douteuse, quelques tables rondes en bois éparpillées de-ci de-là autour desquelles s’attroupaient une masse informe de voyageurs et de travailleurs. À l’entrée, une Sentinelle veillait à la bonne tenue de la soirée, impressionnante dans son armure noire cloutée et son casque dentelé. Pendant un instant, il vint l’envie à Niwel de la saluer, comme on retrouverait une vieille amie, mais elle se ravisa. Mieux valait ne pas attirer l’attention pour le moment. D’autant plus que les Sentinelles n’étaient pas connues pour leur sympathie, au contraire. Les gens les évitaient généralement comme la peste et ne s’approchaient qu’en cas de problème, plus par superstition qu’autre chose.

Dans un coin de la pièce, un piano en vieux bois attendait son artiste, en vain. Les discussions alentours s’animaient, allant du temps qu’il faisait à la situation politique du pays. Certains allaient même jusqu’à parler de l’est, sans peur des représailles si la Sentinelle les entendait. Le comptoir d’un noir sali par le temps et les chopes de bières qui passaient dessus accueillait derrière lui l’aubergiste, un homme d’une trentaine d’années tout au plus qui semblait prendre un véritable plaisir à servir, laver, puis resservir les assiettes et verres que lui ramenait la serveuse. Cette dernière n’était pas beaucoup plus âgée que Niwel et devait avoir dans les vingt-cinq ans. Peut-être la femme ou la soeur de l’aubergiste, en déduisit Niwel en observant leurs regards complices et leur efficacité qui se passait de mots.

Lentement, comme si elle savait qu’elle n’avait pas sa place ici, Niwel s’avança jusqu’au patron, qui l’accueillit d’un regard aussi indifférent que chaleureux. La jeune femme n’avait plus parlé à d’autres êtres humains depuis des semaines et elle se sentait anxieuse à l’idée de reprendre ce rituel social où elle n’avait jamais excellé. Les questions se bousculaient dans sa tête, impitoyables démons qui ne la lâchaient plus depuis qu’elle était arrivée en ville.

« ‘Soir. Ce sera quoi ? » demanda avec flegme l’homme devant elle.

Elle prit un temps pour détailler sa chevelure dégarnie à l’avant, ses joues légèrement rougies par l’effort et la chaleur, de même que sa carrure athlétique. Enfin, elle marmonna d’une voix peu assurée :

« Une chambre, s’il-vous-plaît. »

L’aubergiste la fit répéter deux fois. Une première fois par inattention, une seconde, Niwel en était sûre, par plaisir malsain de la voir tant peiner. Le prix était plus que raisonnable et il effaça son demi-sourire moqueur en la voyant sortir une bourse pleine de sa poche pour payer les deux pièces qu’il lui demandait. La jeune femme nota mentalement : « À la vue de l’argent, les gens deviennent plus aimables ». Son interlocuteur lui donna raison en lui demandant mielleusement si elle souhaitait quelque chose d’autre, ce qu’elle refusa. Elle avait mangé en route pour la journée et ne se sentait pas de rester dans cette salle remplie de monde. Seule la Sentinelle et son regard sévère lui paraissait sympathique, ce qui n’était déjà pas normal.

Une dizaine de minutes plus tard, Niwel entrait dans une petite chambre avec son paquetage. La pièce était mal isolée et elle entendait d’en-bas les rires et discussions des badauds. Une petite fenêtre donnait sur la ruelle en face, rongée par l’obscurité des hauts bâtiments de la ville. Pendant un instant, la jeune femme crut apercevoir les ombres se mouvoir, avant de se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un chat. Elle était en ville ici, elle était en sécurité. Elle devait l’être. Niwel referma les rideaux, prit à peine le temps de retirer son armure, puis se coucha, épuisée, sur le lit poussiéreux. Demain, une longue journée l’attendait. Elle ne savait pas encore ce qu’elle faisait ici. Pourtant, elle sûre d’une chose : sa vie allait radicalement changer. Qu’elle le veuille ou non, demain, elle serait une Chasseuse. Demain, sa vie cesserait de lui appartenir. Sur ces sombres pensées, elle s’endormit d’un sommeil sans rêve.


Le lendemain matin, Niwel se réveilla quand les premiers rayons du soleil filtrèrent par les rideaux. Son premier réflexe fut de vérifier qu’elle avait encore toutes ses affaires. Elle dépaqueta son sac à dos, constata qu’il ne manquait rien avant de s’habiller en hâte. Un petit baquet en cuivre trônait, solitaire, dans le coin droit de la pièce. Niwel remarquait à la lueur du jour que c’était le seul meuble de la chambre en-dehors du lit. Pas même de table ou de chaise où elle aurait pu écrire. À la place, elle s’assit sur le matelas qui grinça de protestation. Son petit carnet de cuir en main, elle plaça délicatement son encrier en équilibre entre ses jambes et rédigea ses premiers mots de la journée.


Je suis arrivée à Talême hier soir, après un mois de voyage. Jamais une ville ne m’a paru si peu accueillante. Certes, je n’ai pas encore eu l’occasion de visiter beaucoup d’endroits en dehors de ma douce ville natale, et je ne m’étais jamais destinée à le faire auparavant… Mais les choses ont changé et je n’y puis plus rien à présent, sinon regretter le temps où je ne craignais pas autant le regard des autres que le mien dans le miroir.

Le capitaine m’attend et je tremble en écrivant car je peine à accepter la mission qui m’incombe aujourd’hui. Peut-être aurais-je dû choisir d’autres voies. Peut-être aurais-je dû me cacher. Mais c’eût été lâche et, même si je l’avais voulu, je n’aurais jamais pu devenir Sentinelle. Ma propre faiblesse de corps et d’esprit me dépite.


Niwel resta un instant la plume en l’air, à se demander ce qu’elle pouvait bien ajouter d’autre, mais, rattrapée par le temps qui filait inexorablement, elle finit par dater son récit et fermer son cahier. Elle n’avait que trop attendu.


La ville de jour était fort différente de celle que Niwel avait découverte la veille au soir. Plus grande, plus impressionnante, plus élégante aussi, elle dévoilait au soleil toute la beauté épurée de ses pierres noires, si singulières au milieu de la forêt de pins qui bordait la cité d’un étrange voile ombragé. Construite en arc de cercle au centre duquel trônait la haute tour de l’Assemblée, elle était la deuxième plus grande ville du pays et la plus militarisée. Peut-être était-ce dû à sa localisation, plutôt isolée des autres cités et villages, ou peut-être à son architecture sinueuse qui rendait chaque ruelle labyrinthique et dangereuse pour qui osait s’y aventurer trop tard. Pourtant, ce n’étaient pas les bandits et autres voyous que craignait Niwel, mais bien l’ombre elle-même qui semblait s’étirer à l’infini en dépit du soleil printanier. Teinté de noir par la morne cité, l’astre incandescent voilait Talême et ses habitants d’une humeur maussade que rien ne semblait pouvoir défaire.

C’est au milieu de cette ambiance crépusculaire et pourtant spectaculaire que Niwel se mit en route. Une fois sortie de l’auberge, elle chercha la haute tour de la garde où elle était attendue. Elle n’eut bien entendu aucun mal à la trouver tant le bâtiment se démarquait des autres. Constitué d’une multitude de mosaïques chatoyantes, il attirait le regard et l’attention des curieux et des habitants, comme un dernier bastion d’espoir qui pourrait encore chasser les ténèbres de la cité. On la voyait de loin, cette haute bâtisse circulaire qui couvait du regard l’intégralité de Talême en bon garde obéissant.

Niwel s’approcha à petits pas, intimidée par le géant coloré qui l’observait avec sévérité. Elle n’avait jamais été ni courageuse ni sociable, ce que ses parents lui avaient souvent reproché. Aussi, face à l’édifice immense et ce qu’il représentait, elle se sentait plus petite que jamais. Sa vie aurait dû être simple : elle aurait dû se marier avec le fils du forgeron, être une bonne mère, tenir les comptes et la maison. La vie en avait décidé autrement pour elle, à son plus grand regret. Elle ne nourrissait nulle ambition, nul désir, traits qui avaient toujours étonné ses proches. Quand elle était enfant, elle refusait poliment les cadeaux qu’on lui faisait et, quand on lui demandait ce qu’elle souhaitait avoir à la place, elle répondait de sa minuscule voix « Rien », sans prendre conscience de la dureté de son ton et de ses paroles. Elle était tout simplement de ces gens qui se complaisent dans le Rien et que la lumière, le bruit ou encore les paroles blessent aussi sûrement que des coups. Quand elle fut en âge de comprendre et d’en parler, elle prit conscience que sa solitude inquiétait et se mit en tête de disparaître, de se dissimuler derrière les mots et les biens qu’elle acceptait à présent d’un sourire glacé jusqu’à se remplir d’un trop-plein de vide qui avait peut-être fini par la dévorer. Le mariage, les enfants, la maison, les objets, tout était devenu rien et son « Rien » bien-aimé avait disparu sous le poids de mille regards acérés tournés vers son corps malingre.

Avec un dernier soupir tourné vers sa vie d’avant, Niwel monta les hautes marches de la tour et passa les portes gardées par les Sentinelles. Les grands gardes de la cité l’observèrent avec impassibilité alors qu’elle ouvrait les lourdes portes, le coeur battant douloureusement au creux de sa poitrine.

L'intérieur de la tour était bien plus austère que ce à quoi elle s’attendait. Les vitres teintées, comme paralysées par l’ambiance morne du lieu, ne reflétaient pas leurs couleurs vives et se contentaient de renvoyer une lumière basse que les dalles de pierres rendaient poussiéreuse. Un lourd tapis aux couleurs ocre et noire de l’ordre s’étalait à l’infini sous les pieds de Niwel dont le regard se perdit au loin, tout en haut des escaliers en colimaçon qui enserraient le bâtiment d’une étreinte langoureuse.

Dès qu’elle posa le pied dans la bâtisse, un jeune serviteur vint à sa rencontre et la salua d’un mouvement de tête. Leur regard se croisèrent un instant alors qu’il cherchait sur elle quelque insigne ou signe indiquant qu’elle avait sa place ici. N’en trouvant aucun, il demanda d’une voix claire mais rude :

« Vous aviez rendez-vous ? »

Niwel sentit son cœur s’écraser au fond de sa poitrine, de peur et d’appréhension mêlées.

« Oui, souffla-t-elle avant de reprendre contenance, Avec le capitaine.

C’est pour ?

Une entrée.

Ah. Niwel Alaron ? Vous avez deux jours de retard.

Le voyage depuis Avir a été plus long que prévu…, murmura-t-elle.

De toute évidence. Suivez-moi. »

Il tourna soudain les talons sans davantage faire attention à elle et grimpa les marches de l’escalier. Elle le suivit en prenant bien garde à ce que ses pieds ne touchent pas la pierre afin de préserver l’étrange quiétude du lieu. Ils montèrent ainsi cinq étage, sans que l’un ou l’autre ne montre le moindre signe de fatigue, jusqu’à ce que le jeune homme s’arrête devant une porte.

« Ici. Première porte sur la gauche.

Je vois, chuchota Niwel davantage pour elle-même que pour son interlocuteur, Merci. »

Le garçon s’en fut sans prêter attention à la jeune femme.

Le coeur de Niwel battait à tout rompre au fond de sa poitrine, prêt à imploser à tout instant. Elle avait conscience qu’une fois cette porte passée, elle ne pourrait plus revenir en arrière. Mais de toute façon, revenir en arrière vers quoi ? Une vie sans âme qu’on lui avait préparée sur-mesure, mais qui restait bien trop grande pour elle. Ici, tout était démesuré, de la beauté extérieure du bâtiment à l’austérité de son intérieur. La tour en elle même devait faire plus de dix étages et avalait de ses couleurs iridescentes l’intégralité de la ville, Niwel comprise. Peut-être le vide qui l’avalait depuis qu’elle était enfant prendrait-il un sens ici. Ce fut cette pensée qui poussa la jeune femme à toquer d’une main timide mais déterminée à la porte du bureau.

Une imposante voix masculine lui répondit aussitôt un « Entrez ! » péremptoire. Niwel s'exécuta et fit glisser sa main sur la poignée froide de la porte.

Le bureau du capitaine était à l’image du reste du bâtiment : simple, austère, sombre malgré les pierres colorées qui égayaient la fenêtre. L’office était sobrement composé d’une table de travail, d’une petite commode en chêne et d’une grande et belle épée à deux mains accrochée au mur adjacent. L’homme était grand et musclé, portait l’armure noire des Sentinelles et écrivait les sourcils froncés en s’appliquant sur chaque lettre comme si c’eût été un exercice martial. Quand il aperçut Niwel, il déposa alors sa plume qu’il essuya d’abord précautionneusement, puis leva des yeux d’un noir de jais vers elle. Perturbée par ces deux billes sombres qui l’observaient en silence, Niwel sentit une fois de plus la peur monter en elle. La jeune femme se rendit compte trop tard que l’homme était en train de lui parler et dut lui demander de répéter, ce qui lui fit froncer les sourcils de mécontentement.

« Niwel Alaron, je présume ? », reprit-il d’une voix aux accents durs.

La concernée se sentit minuscule face au capitaine et sa stature aussi imposante que le reste de la tour. Elle hocha la tête.

« Je ne vous ai pas entendue, fit remarquer son interlocuteur de cette même voix martiale.

Oui, c’est moi, finit-elle par se contraindre à dire et il lui sembla que sa voix se

répercuta sur tous les murs de la citadelle.

Vous avez deux jours de retard et une mine affreuse. »

Se rappelant de son entraînement, Niwel leva la tête et s’excusa d’un :

« C’est vrai, capitaine. »

Il salua la réponse d’un placide :

« Bien. En-dehors de votre retard, j’ai pu jeter un œil à votre dossier et on peut dire que ce n’est pas formidable. »

Niwel n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle : elle savait d’avance que ses chances étaient minces et qu’elle n’avait rien du génie qu’on attendait d’elle. Même aujourd’hui, après ses cinq années d’entraînement, elle peinait à bien comprendre ce qu’on attendait d’elle.

Insensible à la tourmente de son esprit, le capitaine reprit :

« Vous vivrez à présent ici, à la Citadelle, où vous serez logée, nourrie, et d’où vous obtiendrez toutes les informations concernant vos missions à venir. Alwyn vous mènera à votre chambre, vous montrera les locaux et, surtout, vous remettra votre badge de chasseuse.

Oui, Monsieur.

—Une première mission vous attendra, assez facile même pour une chasseuse… inexpérimentée comme vous.

Merci, Monsieur. »

Niwel était au supplice. Elle ne supportait plus les deux iris noires du militaire plantées en elle comme une promesse de mort. Elle avait peur, ses jambes flageolaient et son coeur s’affolait, mais elle se contraint au calme et au silence surtout, dans l’espoir de ne jamais plus croiser une âme aussi sombre que la sienne. La curiosité était d’ailleurs terrible alors que Niwel sentait son regard glisser lentement jusqu’au bureau, elle espérait apercevoir l’ombre du capitaine. Mais la luminosité était trop faible pour porter l’obscurité correctement, et tout ce qu’elle aperçut furent les pieds du bureau.

« Je vois que vous manquez encore de discipline », remarqua sèchement l’homme qui avait suivi son manège.

Confuse, Niwel marmonna une excuse qu’il n’écouta pas.

« Habituez-vous, fit-il sévèrement, D’autres que moi pourraient très mal le prendre.

Oui, Monsieur. »

Il laissa planer la menace en l’air quelques secondes avant de se ressaisir de l’instant :

« Justement, il est temps pour vous de rencontrer votre Gardien. Il vous attend depuis un moment déjà dans la grande salle. Ne le faites pas attendre plus longtemps.

Oui, Monsieur… Merci. »

À cette évocation, Niwel frissonna. L’idée de partager sa vie avec un parfait inconnu ne l’enchantait pas et, si elle s’était faite sans mal à l’idée du mariage pour satisfaire sa famille, elle voyait en ce Gardien une autre chaîne qui l’enserrait bien plus fort que toutes les autres. Seule, elle rêvait du Vide, avec un v majuscule, comme celui qui entourait les étoiles et berçait leurs nuits, mais on ne faisait qu’encore lui promettre un vide intérieur plat et sombre, une lente mort de son âme.


Niwel quitta la pièce le coeur au bord des lèvres. Alwyn, le jeune page, l’attendait en haut des escaliers. Il l’invita à la suivre et l’emmena à l’étage du dessous, où ils parcoururent un dédale rempli de pièces toutes similaires. Par moments, ils croisèrent quelques chasseurs plus ou moins expérimentés flanqués de leur Gardien, qui saluaient la nouvelle venue d’un hochement de tête. On ne s’attardait jamais longtemps à la Citadelle, c’était une règle d’or, l’une des premières qu’on lui avait inculquée à l’Académie lorsqu’elle y était entrée.

Au bout de ce qui lui semblât une éternité, Alwyn s’arrêta devant une porte fermée qu’il ouvrit d’une grosse clé en fer.

« Ne la perdez pas », conseilla-t-il sobrement avant de laisser entrer Niwel.

Il ajouta :

« On vous attend dans la grande salle, au rez-de-chaussée, dès que vous aurez déposé vos affaires. N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit ».

Puis il ferma la porte, laissant la jeune femme seule dans la sobriété des briques ternes de sa nouvelle habitation. Une grande fenêtre en vitraux éclairait l’intérieur, mais, comme partout autour, les couleurs semblaient filtrer dès qu’elles pénétraient la Citadelle. En-dehors de cela, la pièce était composée d’un lit propre et confortable, d’une petite clochette pour appeler un serviteur, d’un large bureau en chêne et d’un baquet en laiton. Une grosse armoire en bois dur permettait de ranger ses affaires tandis qu’un miroir à pieds lui rendait son reflet : celui d’une jeune fille apeurée, trop petite et trop menue dans son armure de cuir faite sur-mesure. C’était plus que ce qu’elle n’avait jamais eu pour elle seule et ce sentiment la remplit d’angoisse. Qu’allait-elle faire de tout cet espace, de toutes ces choses qu’on lui offrait sur un plateau avant de lentement sucer ce qui lui restait de vie ? Elle se sentait comme un agneau à l’abattoir. Précautionneusement, Niwel déballa ses affaires, notamment ses journaux qu’elle tenait depuis qu’elle avait l’âge d’écrire, et rangea le tout avec une minutie maladive au sein de l’armoire. Elle ne possédait pas grand-chose en-dehors de ces quelques pages griffonnées et ce qu’on lui avait donné lorsqu’elle avait terminé son entraînement. Elle plaça précautionneusement la clé de sa porte dans sa poche intérieure et s’observa une nouvelle fois, sans savoir si elle était prête à se revoir après un mois entier.

On toqua soudainement à la porte. La jeune femme sursauta et tenta un « Oui ? » incertain. Alwyn, le jeune serviteur, entra à nouveau. Il tenait fermement entre ses petits doigts un badge en forme de soleil serti d’une lame.

« J’ai oublié de vous remettre ceci », annonça-t-il de l’air désolé de ceux qui se sont fait sermonner.

Niwel attrapa l’objet d’une main tremblante et l’observa de plus près. L’acier était glacial, même sur ses mains froides d’angoisse, et le motif dépassait la paume entière.

« Merci », finit-elle par marmonner.

Le page attendit un instant, avant de se râcler la gorge :

« Vous devez le porter ici en toute circonstance. Et à l’extérieur aussi », expliqua-t-il au bout d’un moment.

Confuse, Niwel piqua l’insigne sur sa poitrine et s’étonna de la beauté de l’objet sur l’armure, comme s’ils avaient été faits l’un pour l’autre. Le métal gris épousait parfaitement le cuir noir dans un ensemble harmonieux qui donna presque à Niwel un sentiment de fierté. Non pas qu’elle eût trouvée sa voie dans ce symbole qu’elle se devait à présent d’arborer, mais il y avait simplement une harmonie entre son corps trop mince et l’épingle trop grande qui lui donnèrent enfin l’impression d’être à la bonne taille. Pour la première fois, un objet qu’on lui offrait comblait ce vide en elle et l’appelait à être ce qu’elle voulait : un immense et indéniable Rien. C’est ce que ce symbole signifiait, c’était ce qu’il était, ce qu’il représentait depuis des générations : il n’était Rien et le criait au monde entier. Alors si certains le portaient avec fierté, d’autres avec honte, elle n’en ressentait qu’un immense Vide aussi familier que rassurant.

Alwyn la ramena soudain à la réalité en lui rappelant une fois de plus qu’on l’attendait à la grande salle. La jeune femme s’excusa de son retard et, n’emportant rien d’autre qu’elle-même et son nouveau badge, elle suivit le jeune garçon dans les couloirs labyrinthiques, faisant cette fois-ci l’effort de se remémorer le chemin jusqu’à sa chambre.

Ils descendirent les quatre étages dans un silence de mort qui ne dérangea pas la jeune femme. Au contraire, elle détestait parler et s’entendre parler autant qu’elle détestait écouter. Une question s’imposa à elle, soudain inquiétante : tous les Chasseurs étaient-ils comme elle ? Ces traits qu’elle croyait singuliers étaient-ils en réalité propres à sa condition ? Insensible à son trouble, Alwyn la mena directement dans la grande salle, une pièce aux dimensions démesurées où des dizaines d’hommes et de femmes se côtoyaient en silence. Chasseurs et Gardiens, Sentinelles et hauts placés étaient assis le long des interminables bancs qui habillaient l’endroit. De nombreuses bibliothèques étaient disposées çà et là aux ouvrages variés et colorés qui embaumaient la salle d’une odeur de parchemin frais. Niwel comprit rapidement que ses peurs étaient infondées : certains Chasseurs riaient de bon coeur en discutant ensemble tandis que d’autres préféraient s’isoler dans la chaleur réconfortante de la lecture.

« La Grande salle, présenta sobrement le jeune page, Vous pourrez y retrouver les autres membres de la Citadelle et vous y reposer. C’est également ici que vous prendrez vos repas. »

Effectivement, quelques hommes et femmes prenaient leur déjeuner en silence ou accompagnés au milieu de l’étrange vacarme discret du lieu.

« Suivez-moi », l’invita Alwyn alors qu’il la menait au centre de cette foule taiseuse dont chaque membre semblait l’observer alors qu’elle passait. Si elle l’avait pu, Niwel se serait faite plus petite encore pour échapper à la marée d’yeux qui la regardait passer.

Enfin, ils arrivèrent près d’un jeune homme assis seul devant une assiette vide, son regard de verre perdu au loin. Une étonnante sérénité se dégageait de lui, malgré son corps mince et nerveux, ses cheveux ébouriffés couleur de paille et sa tenue stricte de Gardien.

« Niwel Alaron, je vous présente Ewan Leolen », annonça le jeune page avant d'ajouter :

« Votre Gardien »


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