Sous les Aigles de l'Empire
1. I
Recroquevillé sur un tas de paille, les yeux encore collants, Louis-Victor se réveilla avec une migraine insoutenable. Regardant autour de lui le chaos du camp qui se remballait, il se demanda : "Quelle heure est-il ?" Il se leva péniblement. Partout, les tentes étaient vides, et seulement quelques soldats, qui revêtaient leurs beaux atours, animaient le triste endroit. Il tituba jusqu’au centre de la grande allée d’herbe gelée qui traversait l’endroit de part et d’autre. Un jeune hussard à l’uniforme vert arriva vers lui. Louis-Victor le prit par le col : « Hola soldat, où vas-tu comme ça ? » Le soldat se raidit : « Et quelle heure est-il ?
— Il est presque sept heures, mon capitaine. Je... j’allais chercher mon cheval.
— Très bien, prends le mien. Suis-je en retard pour la revue ?
— Non, mon capitaine, mais il faut faire vite.
— Très bien, soldat, va. »
Le capitaine se dirigea péniblement vers sa tente personnelle, avançant tout en titubant entre les bottes de foin, les charrettes et les tonneaux. Il la trouva enfin ; elle était plus grande que la moyenne des autres, et faite d’un tissu plus épais et isolant. Il entra. À l’intérieur, on y trouvait tout le confort nécessaire au soldat : quelques pelletées de paille recouvertes d’une peau de bête, un tabouret qui lui servait de table, un miroir sale, de quoi se raser et un coffre. Dès qu’il arriva, il s’assit, retira sa veste et sa chemise et se rasa. Il prit grand soin d’épargner sa magnifique moustache. Puis il sortit de son coffre son uniforme de parade. Il commença par son sublime pantalon écarlate à l’épais liseré argenté, puis son dolman vert aux galons eux aussi argentés et sa pelisse dont les couleurs rappelaient sa veste, mais dont la doublure en peau de mouton le réchauffait. Il l’accrocha à son épaule grâce à ses beaux brandebourgs. Il termina en ceinturant son sabre et posa la touche finale, sa Légion d’honneur qu’il agrafa fièrement sur sa poitrine gauche.
Tenant son shako à la plume noire sous son bras, il partit vers la cantine. Sur le chemin, chancelant toujours à cause de l’alcool de la veille, il faisait un effort surhumain pour marcher droit sans avoir à regarder ses pieds.
Il arriva enfin devant l’échoppe, la cantine comme l’appelaient les soldats. C’était une longue table de bois sur laquelle on pouvait acheter de l’alcool, du tabac et de quoi se restaurer. Elle était tenue par deux femmes, Margueritte la mère et Rose la fille. En le voyant arriver, la mère lui demanda : « Eh bien, capitaine Berger, la soirée a été longue. Vous marchez pas droit comme si vous veniez de terminer une bouteille.
— Si ce n’était que ça, ma chère Margueritte. J’ai un mal de crâne, vous pouvez même pas imaginer. J’ai l’impression que des abeilles sont en train de faire leur ruche dedans.
— Avec tout ce que vous avez bu hier aussi. Je sais bien que c’est une grande victoire et qu'il fait froid, mais quand même hein.
— Vous êtes la voix de la raison, ma chère, j’aurais dû vous écouter plus attentivement. Oh, regardez, mon cheval arrive ! » Il récupéra la sangle de son animal. « Merci soldat, dis bien au chef d’escadron que j’arrive. » Il se retourna vers les deux femmes. « Regardez comme Furie est belle, elle s’est bien battue hier. Je suis fier d’elle.
— C’est vrai qu’elle est belle. Vous prenez quelque chose ? Vous savez quoi, je vous offre de l’eau pour votre pauvre tête.
— Vous êtes bien gentille, Margueritte, mais je préfère le vin.
— Du vin ? À sept heures ? Je savais que vous aimiez boire, mais il y a des limites, vous ne trouvez pas ?
— Écoutez toujours ta mère, Rose, car elle donne toujours de bons conseils.
— Ne vous en faites pas pour ça, capitaine. » lui cria-t-elle alors qu’elle rangeait.
— Vous prenez de l’eau, pas le vin ?
— Non, le vin toujours. Je suis désolé ma chère, mais je reste persuadé qu’il faut combattre le mal par le mal ! Il me faut quelque chose de requinquant, et je ne sais plus où j’ai mis ma gourde de gnôle.
— Bon, tenez alors. » Elle lui tendit la bouteille avant de la ramener violemment vers elle. « Vous me promettez de ne pas gaspiller, capitaine.
— Je le prends mal, Margueritte. Vous m’avez déjà vu gaspiller ne serait-ce qu’une goutte d’alcool ?
— C’est vrai qu’on ne peut pas vous le reprocher. Tenez, et soyez fringuant, capitaine.
— Merci, ma chère. » Il enfourcha sa jument, prêt à partir. « Je vais être le plus beau des hussards, je vous le promets ! Au revoir, mesdames. » dit-il en les saluant de la tête.
Il partit la bouteille à la main vers le lieu de la revue. Il y allait à pas soutenus, à chaque mètre, sa gorgée. À la sortie du camp, il avait fini la bouteille qu’il balança dans son élan à côté d’une caisse pleine de ses congénères vidées la veille.
Il dévala une petite pente avant de débouler sur une plaine verte et froide. L’hiver était assez clément, un beau soleil glacé caressait la terre dure et les herbes rigides. En face de lui, les différents régiments par corps d’armée terminaient de s’organiser. Tous avaient participé à la bataille de quelque manière que ce soit. Devant les soldats correctement agencés en ligne, les officiers gueulaient des ordres afin qu’ils se remettent bien et qu’ils fassent bonne figure lorsque l’Empereur arriverait. Au-dessus de chacun, comme des pères qui veillent sur leurs enfants, les aigles de bronze les observaient silencieusement. Ils réconfortaient le soldat lors de la bataille et le guidaient dans les nuages opaques de fumée. Ils étaient comme un bout de l’Empereur qui soufflait son aura aux guerriers.
Louis-Victor arriva vers son régiment. Il s’arrêta à côté du chef d’escadron, en face d’eux les hommes, droits sur leurs montures, s’impatientaient. Le gradé avait un visage dur, un regard froid mais plein de compassion. Il toisa le capitaine : « T’as réussi à traîner ta carcasse imbibée d’alcool jusque-là. Je t’en félicite, l’ami, c’est à mes yeux un exploit.
— Et pour moi, une véritable partie de plaisir, mon commandant. Je ne suis pas trop en retard ? Mon escadron s’en est sorti sans moi ?
— Mieux que si tu avais été là. Ça va, tu as fait pire niveau retard, ça m’étonnerait presque.
— Vous n’avez visiblement pas une bonne opinion de moi, mais sachez que si un jour vous vouliez me faire plaisir, une montre en or massif ne me déplairait pas.
— Ha ! Pour qu’en la revendant tu t’achètes de quoi te saouler ? Non merci.
— Notre seule différence c’est que vous arrivez à faire croire aux autres que vous buvez comme eux. Je suis désolé de vous l’apprendre, mais je crains que vous soyez un alcoolique qui s’ignore. » Les deux rigolèrent un moment. « J’ai appris que vous aviez été blessé hier. Rien de grave ?
— J’ai pris un petit éclat de mitraille au niveau du mollet, il m’a touché de façon superficielle. Et toi, rien de cassé ?
— Figurez-vous que non. Il faut dire que la bête que je chevauche va tellement vite que les balles et boulets ne peuvent me toucher. » On entendait les tambours et les trompettes s’activer. « Sur ce, mon commandant, je vais rejoindre mes hommes, la revue va commencer. »
Il prit place auprès de ses hommes, dans la rangée la plus à droite. Il récupéra le fanion de sa compagnie et le posa sur l’étrier pour le faire tenir bien droit. De loin, les tambours baignaient la plaine de leurs fracas graves, les trompettes et les cors relevaient la mélodie dans les épiques. La fanfare signait l’arrivée de l’Empereur. Sur son magnifique destrier, à la robe gris truité, il avançait suivi de ses maréchaux. Il fit de grands sourires et ôta son bicorne aux troupes du maréchal Davout, le IIIᵉ corps d’armée ayant parcouru cent-quatorze kilomètres en à peine quarante-quatre heures. De temps à autre, il faisait des signes de main et saluait les hommes qui répondaient « Vive l’Empereur ». Quand un officier ou un maréchal lui chuchotait dans l’oreille le nom de vaillant, il descendait de sa monture, faisait sortir le brave du rang et lui tirait le lobe, ou lui agrafait sa propre légion d’honneur. C’était un grand honneur pour tous ces hommes de bomber le torse face à leur chef, la veille ils venaient d’accomplir un exploit, la bataille fut une éclatante victoire par chao. Lorsqu’il arriva au niveau du huitième régiment de hussard, il les salua avec la plus grande intensité, il leva son chapeau, sourit et baissa la tête en signe de respect. Les cavaliers tirèrent leurs sabres et hurlèrent de pleins poumon « Vive l’Empereur ! Vive l’Empire !», Louis-Victor leva avec hargne le fanion du régiment, en poussant des cris de joie. Lui qui servait depuis onze ans la France, et qui avait été sous le commandement du général Bonaparte en Italie se voyait honorer une nouvelle fois. Lors de la bataille, le huitième avait capturé près de trois milles soldats Russes.
La revue dura encore une trentaine de minutes. L’Empereur exalta les troupes avec un discours flamboyant, après quoi tout le monde rentra au camp. A tous les coins les soldats se réunissaient pour discuter, se réchauffer autour des petits feux et de temps à autre se restaurer, bien qu’ils préféraient pour la plupart boire. Un petit groupe de hussards de l’escadron commandait par Louis-Victor s’étaient rassemblés proche d’un petit foyer au-dessus duquel ils avaient placé une marmite pour faire du vin chaud. Même si en campagne les épices se faisait rare, les maisons laissées à l’abandon réservaient quelques surprises. Les quatre soldats arboraient une moustache soyeuse qu’ils chérissaient énormément. Lorsque le capitaine arriva ils se levèrent en sursaut. « Repos soldats. Alors qu’est-ce que vous préparez de bon ici ? » Il se pencha par-dessus le récipient « Du vin chaud ! Excellent ! Bons messieurs, j’ai un problème hier en fêtant notre victoire je crois avoir perdu ma gourde, quelqu’un de l’aurais pas vu par hasard ? » Les soldats répondirent par la négative « Tant pis, je ferai sans. Je tenais à vous dire les gars, et je le redirai aux autres mais je suis vraiment très fière de vous et de ce que vous avez donné hier. Vous avez été flamboyant.
— C’est un honneur mon capitaine de vous entendre dire ça. Répondit le lieutenant Antoine Jugain.
— Où est le reste du régiment ?
— Le commandant m’a dit qu’ils étaient partis à la poursuite de l’ennemi. Nous, il souffla, nous sommes condamnés à rester ici. Mais c’est pas grave, reposons nous. Ce vin est prêt ?
— Pas encore, répondit le lieutenant qui se tourna vers un jeune homme, alors recrue comment c’est passé ta première bataille ?
— Je…
— Il y a une recrue parmi nous ? Coupa le capitaine
— Oui, le voici.
— Je vois, t’es arrivé quand ?
— Je me suis engagé en mars de cette année mon capitaine. Et ce fut un honneur d’avoir mon baptême du feu ici.
— Evidement ! Tu t’appelles…
— Louis, répondit le lieutenant, recrue Louis Héraut.
— Je ne t’ai pas sonné toi ! C’est au jeune Héraut que je parle. Il ne faut pas avoir peur mon garçon ici c’est comme à la maison. Nous sommes ta famille désormais. Dis-nous pourquoi tu t’es engagé ?
— Eh bien ... C’est parce que je voulais prouver à mes parents que j’étais capable de faire des choses par moi-même. Ils m’ont toujours pris pour un lâche, et je veux leur montrer le contraire. C’est important pour moi.
—Un rebelle ? Fait quand même attention, ici c’est pas un foyer pour petits bourgeois désireux de vouloir rentrer médaillé pour briller en société. C’est une famille certes, mais on fait la guerre, et on est dévoué à l’Empire. C’est sérieux. Mais je peux te comprendre, c’est exaltant de ce faire la guerre.
—Ce fut impressionnant ! Le bruit, la fumée, la confusion, c’est une expérience qui procure tant de sensations, c’est un réel plaisir que de se battre pour cette cause qu’est l’Empire.
—Vous m’avez ramené un jeune plein de fougue. Je suis content, Louis-Victor lui tendit la main, je suis ton capitaine » Il eue un silence le temps de servir le nectar « Je vais te dire un truc mon petit, être exalté par la guerre ce n’est pas mal, être fière de son étendard non plus. Mais par contre ici, dans ma compagnie il y a deux choses que je ne tolère pas. La première c’est l’indiscipline couplait à l’insubordination, je n’ai aucune pitié pour ça. Et la seconde, c’est le fait d’oublier ces morts. Hier fut une hécatombe pour le régiment, nos coups d’éclat ont couté très cher. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier d’honorer tes morts garçons. A chaque fois que le clairon retentit, la mort aussi débarque sur le champ de bataille. Chacun d’entre nous peut se faire faucher. Aujourd’hui, c’est par notre victoire que nous les honorons. Trinquons ! » Ils levèrent leurs gobelets « A la gloire de l’Empire, le salut de l’Empereur, et au sacrifice de nos frères ! » Ils prirent chacun une gorgée « C’est parfait lieutenant, vous avez parfaitement gérer la température.
—Eh bien mon capitaine malgré votre beuverie d’hier vous êtes bien en forme ! Fit remarquer le maréchal des logis chef Renaud.
—T’as vu ça, la jeunesse éternelle ! Je suis un vieux routier d’la guerre, je sillonne les champs de batailles depuis plus de dix ans, j’ai de l’expérience vous voyez.
—Mon capitaine, dit la recrue, vous avez la légion d’honneur, quelle récompense ! comment vous l’avez acquise ?
— Tu l’dis bien, quelle récompense ! C’est au cours de mes années de service en Italie, au début sous les ordres du général Bonaparte, à la bataille de Gradisca, puis sous les ordres du général Macdonald à Trébie. Mais ne pense pas que j’ai acquis tant de mérite sans rien donner en retour. Mon sang a coulé, j’ai été blessé longuement, notamment après Trébie. C’est le prix à payer. »
Le chef d’escadron arriva derrière le groupe. A sa vue tout le monde se leva avant qu’il ne fasse signe de s’assoir. Il écoutait silencieusement et se servit un verre. Puis une fois que la discussion se calma, et que les rires retombèrent il prit la parole « Bien, vous semblez en forme, j’aime bien ça. Nous levons le camp dans une dizaine de minute alors dépêchez-vous.
— Mon commandant, on va où ? Demanda le capitaine.
— Il me semble que nous allons dans une petite ville, il cherchait le nom, euh… attendez voir… Ebenstein je crois. Je suis sûr qu’il y aura une taverne pour vous saoulez. Dit-il au capitaine en lui donnant une tape dans le dos.
— Très bien mon commandant, nous nous préparons. »
Tout le monde se prépara et en moins de quinze minutes les tentes avaient disparu, et le convoi commencer à avancer. Toujours entourait du même groupe le capitaine préparait sa jument. Le lieutenant fut traversé par un éclair de génie « Voilà, je savais pourquoi Ebenstein me disait quelques choses. J’ai entendu des chasseurs à cheval y’a deux jours en parler.
— Qu’est-ce qu’ils jaquetaient sur le village ? Demanda Louis-Victor.
— Si je m’en souviens bien, y’a un camp de prisonnier pas loin. Des prisonniers français prient je n’sais où.
— Sûr ? Dit le capitaine.
— Sûr !
— Mon capitaine, reprit Renaud, il en va de notre devoir d’aider ses pauvres compatriotes il me semble ?
— Mais vous avez tout à fait raison sergent, nous allons devoir leur venir en aide ! »
Tout le monde partie. Durant le trajet les gars discutaient d’une seule chose : aider leurs frères enfermaient.
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